Il y a dix-huit ans, en 1999, je travaillais au centre d’appel du service à la clientèle pour Air Canada. À une époque où le salaire minimum au Québec était $6.90, j’y gagnais $14.00 de l’heure. C’était un bon moment pour songer à faire des investissements.
Me voici donc à la banque, au bureau de mon conseiller financier. Après m’avoir posé quelques questions au sujet de mon travail, mon revenu et mes dépenses, celui-ci me demande combien je veux placer par mois. Je lui donne le montant, qui était le maximum que je pouvais y mettre à ce moment-là. Celui-ci me répond alors quelque chose je ne m’attendais vraiment pas: « Je vous le déconseille, parce que vous ne garderez pas votre travail longtemps.«
J’étais choqué. J’étais insulté. Moi qui étais fier de lui avoir raconté que, dix ans plus tôt, je travaillais à laver de la vaisselle au resto Le Commensal, travail que j’ai continué tout en retournant aux études, avant de décrocher cet emploi où j’ai commencé à $10.00 de l’heure, et que j’occupe toujours ce poste deux ans plus tard à $14.00. Moi qui me suis fait un point à lui montrer que je suis travaillant, sérieux, avec la débrouillardise pour m’élever d’un minable travail manuel au salaire minimum à un travail de bureau qui me rapporte plus du double. Qu’est-ce que c’est, que ces préjugés totalement gratuits à mon égard, comme quoi je serais incapable de garder ma place? Ses insinuations étaient insultantes et injustifiées.
Il a alors précisé sa pensée en ces termes: « Vous savez, le marché de l’emploi, ce n’est plus comme dans le temps de nos parents. Eux autres, pouvaient passer toute leur vie au même travail et c’était normal. Dans ce temps-là, les employés autant que les patrons recherchaient surtout la stabilité, la loyauté. Ou bien tu restais toujours à la même position, ou bien tu grimpais l’échelle, mais toujours au même endroit. Mon père a commencé à l’âge de quinze ans à balayer le plancher à la Banque Royale du Canada. Après ça, la banque lui a donné la formation pour devenir caissier. Ensuite il est devenu leur comptable. Vingt ans plus tard, il était gérant, une position qu’il a occupé jusqu’à sa retraite. »
Son histoire était crédible. Moi-même, ma mère a décroché un travail de caissière à la Banque Canadienne Nationale à l’âge de dix-neuf ans ans, en finissant l’école, malgré le fait qu’elle avait redoublé deux ou trois années. Et à elle aussi on lui avait éventuellement offert une promotion avec de plus grandes responsabilités. Par manque de confiance en elle-même, et parce qu’elle ressentait de la sécurité dans son travail routinier, elle a décliné. Ils l’ont donc laissée à son poste, qu’elle a gardé jusqu’à ce qu’elle se marie et fonde une famille, comme il était coutume à l’époque.
« Mais de nos jours, ça ne se passe plus comme ça. Pour chaque position, quand on n’a pas les études, oublie ça, rien à faire pour grimper les échelons. Soyons francs, téléphoniste, dans une grosse compagnie comme Air Canada, c’est un poste en bas de l’échelle. Les gens qui y sont engagés, c’est généralement pour avoir un pied dans la place, en attendant que le poste qu’ils convoitent se libère. Un poste plus haut placé, pour lequel ils sont diplômés. »
Le reste de son explication, ainsi que ce que j’ai pu moi-même observer depuis, lui a donné raison. Depuis les années 90, non seulement la stabilité n’est plus une qualité recherchée dans le milieu de travail, c’est même un handicap. Surtout si c’est pour occuper le genre de poste qui entre dans la catégorie Premier travail d’une personne sans expérience. c’est à dire téléphoniste, plongeur dans un resto, caissière dans un supermarché, et plusieurs autres petite boulots du genre. Et non seulement est-ce un handicap de carrière, c’en est un social et moral. Voici les douze raisons:
RAISON 1: Tu es la seule personne stable dans un environnement créé pour être instable.
C’est fou comment, sans pour autant le penser consciemment, on a toujours l’impression que notre nouvel environnement de travail a toujours été le statu quo de la place. Tu es embauché. Tu apprends à connaitre tes collègues de travail. Vous vous entendez bien. Pour toi, ceci est l’univers stable où tu vas passer le reste de tes jours. Puis, un collègue part occuper de plus hautes fonctions. Arrive donc le petit nouveau, que tu perçois comme étant l’ovni de la place. Et étrangement, tu n’es pas vraiment porté à développer d’affinités avec celui-là. Mais bien vite, tu constates que, un à un, tes premiers collègues font places à de nouveaux. Un an plus tard, il ne reste plus personne du temps où tu as été embauché. Tu te sens encore comme le petit nouveau, mais c’est toi qui est l’ancien. C’est toi, maintenant, l’ovni de la place, car…
RAISON 2: Tu as de moins en moins d’affinités avec tes collègues.
Au début, le courant passe toujours avec les nouveaux. Mais après cinq ans sur le marché du travail, le temps a assez passé pour que tu sois totalement décroché des modes, expressions et tendances actuelles que suivent les jeunes qui sortent de l’école. Ils ont maintenant plus d’affinités entre eux qu’avec toi. Ce qui fait que plus le temps passe, et plus c’est toi, le vieux con que l’on met de côté.
RAISON 3: Plus tu prends de l’ancienneté, plus ça engendre le mépris.
Normal: De quoi est-ce que ça a l’air, de passer sa vie au bas de l’échelle, à occuper le genre de poste qu’un étudiant occupe -et quitte- avant ses vingt ans? On se fait donc coller l’étiquette de « Pas capable de trouver mieux que ça. » On a beau se défendre en répliquant « Moi, au moins, je travaille! », cet argument confirme que ta position est tout juste au-dessus des chômeurs, des BS, des parasites et des sans-abris. Autrement dit, au plus bas du marché du travail, ce qui porte les gens à te juger. Et même quand ils sont positifs envers toi, c’est encore pire car…
RAISON 4: Même les encouragements sont décourageants.
Il y a des gens pleins de bonnes intentions, qui vont justement te dire ça: « Bah, au moins, tu travailles, hein!? C’est l’important! » Ils veulent juste t’encourager. Malheureusement, en disant ça, ils expriment justement le fait qu’à leurs yeux, occuper un tel emploi, c’est quelque chose considéré comme étant décourageant. C’est suffisant pour donner des complexes. Et voilà pourquoi…
RAISON 5: La clientèle fidèle te déprime.
Une cliente régulière a quinze ans, est à l’école secondaire, est célibataire, habite chez ses parents. Tu as vingt ans, caissière, célibataire, habite seule dans un 3½.
Dix ans plus tard, cette même cliente régulière a vingt-cinq ans, est à l’université et habite un 3½ avec son chum. Tu as trente ans, caissière, célibataire, habite seule dans un 3½.
Encore dix ans plus tard, cette même cliente régulière a trente-cinq ans, est partenaire senior dans un important bureau d’avocats et habite sa propre maison avec son mari et ses deux enfants. Tu as quarante ans, caissière, célibataire, habite seule dans un 3½.
Par conséquent…
RAISON 6: Tu n’as pas l’impression d’évoluer.
C’est un constat qui peut être très déprimant. Heureusement, ton salaire évolue, lui. Car plus longtemps tu travailles au même endroit, plus tu accumules les augmentations. C’est la loi. Et c’est justement ça le problème suivant, car…
RAISON 7: Tu finis par coûter trop cher.
Admettons qu’une caissière de supermarché occupe ce poste pendant vingt ans. En 1997, le salaire était $6.80. Tout dépendant de ton employeur, tu as droit à 50¢ d’augmentation à tous les 6 ou 12 mois. Faisons donc la moyenne, et disons que notre caissière a eu droit à 75¢ annuellement. Au bout de vingt ans, ça fait $15.00, qui se rajoute à son salaire initial de $6.80, pour un total de $21.80 de l’heure. Ça représente plus du double du salaire minimum actuel qui est $10.75. Ça en fait donc l’employée la mieux payée de la place, tout de suite après le gérant (possiblement même au-dessus du gérant), alors qu’elle occupe pourtant le poste le plus en bas de l’échelle. Et à cause de ça…
RAISON 8: Ta simple présence dérange tout le monde.
Plus tu travailles longtemps à un endroit, plus il est difficile de garder le secret sur ton salaire. Surtout s’il est aussi élevé pour un poste si bas. C’est le genre de chose qui choque le gérant et/ou son comptable, qui en parle à un collègue, qui le répète à d’autres, et c’est ainsi que chaque nouvel employé apprends tôt ou tard que tu gagnes si cher pour faire si peu. Dans le cas d’une caissière dans un marché d’alimentation, ça t’apportes le ressentiment du boulanger, du boucher, des emballeurs, des étalagistes, des concierges, et bien évidemment des autres caissières qui prennent mal que tu puisses gagner double salaire pour travail égal. Par conséquent, tout le monde te déteste. Incluant le gérant qui sait très bien que, pour ce qu’il te paye, il pourrait embaucher deux nouvelles, plus jeunes et plus jolies, qui feront aussi bien que toi après une ou deux semaines d’entrainement. Ce qui n’aide pas ton cas, c’est que souvent, l’ancienneté te pousse à avoir des comportements qui dérangent. Par exemple: …
RAISON 9: Tu développes une familiarité qui engendre de mauvaises habitudes.
Parfois, le fait d’occuper un poste depuis très longtemps, ça nous porte à agir comme si la place nous appartenait, et on se permet des gestes et des paroles qui ne sont pas appropriés. Par exemple, l’été dernier, j’ai eu un contrat temporaire dans une clinique de physiothérapie où je remplaçais les concierges employés permanents pendant leurs semaines de vacances. Durant mes cinq semaines à cet emploi, 80% du staff et des clients m’ont parlé contre l’un des concierges, qui occupait ce poste depuis dix-neuf ans. Depuis le temps, non seulement connait-il tout le monde, docteurs autant que patients, il est celui qui a le plus d’ancienneté dans la bâtisse. Aussi, il se permet de cinq à dix pauses-cigarettes par jour, ce qui représente entre une heure et une heure et demie à être payé sans travailler, il se mêle de toutes les conversations entre réceptionnistes, docteurs et patients, et il va même jusqu’à ouvrir le rideau pour entrer dans les isoloirs pour aller jaser avec les patients pendant leur séance de physio. Totalement sans-gêne, le gars. Voilà pourquoi, depuis le début de l’année, il avait reçu deux avertissements de la part de la direction, précisant qu’à la troisième offense, il serait renvoyé. Bref…
RAISON 10: On cherche la première excuse valable pour te congédier.
Vous vous souvenez de cette caissière de Provigo qui a été congédiée pour avoir dit à un client qu’un fromage était en spécial au Wal Mart? Ça faisait dix-huit ans qu’elle occupait ce poste. Il y a aussi celle-ci, qui a été congédiée du Mc Donald’s, après avoir payé de sa poche le repas de pompiers qui venaient de combattre un incendie. Mère de deux enfants, qui occupait deux emplois, elle n’avait pas le profil typique d’une caissière de McDo.
Il est vrai que c’est le genre de travail où, si on veut être accepté lorsque l’on n’entre pas dans les critères, il faut s’en démarquer de manière extrême. Comme madame Go Gwek Eng qui, à 92 ans, est la plus vieille employée de Mc Donald’s au monde. Juste pour ça, elle est assurée d’occuper cet emploi tout en étant respectée jusqu’à la fin de ses jours.
Ceci dit, quand je parle de première excuse valable pour se débarrasser de toi, j’ai un excellent exemple: Je ne sais pas si ça existe en Europe, mais ici au Québec, il y a des dépliants publicitaires gratuits qui sont accrochés aux boites à lettres, dans un sac en plastique. Ça s’appelle un Publisac. En général, ils traînent là, sans que personne ne les ouvre, et se retrouvent aux poubelles ou au recyclage lors du passage suivant du camion de ces derniers. Bref, c’est plus dérangeant qu’utile. C’est dire à quel point ça n’a aucune valeur aux yeux des gens. La raison pourquoi j’en parle? Parce que j’ai connu une femme dont la familiarité au travail la poussait à faire de plus en plus de commentaires chiants à ses collègues. La direction a donc sauté à pieds joints sur la première excuse pour s’en débarrasser: Avoir volé un Publisac. Sûr, c’est une excuse ridicule. Mais techniquement, le Publisac n’avait pas été livré chez elle, donc techniquement il ne lui appartenait pas, donc techniquement c’était un vol, donc techniquement ça en faisait une excuse valable pour s’en débarrasser.
Et à la lumière de tout ceci, tu constates que…
RAISON 11: Plus grand est ton passé, plus angoissant est ton présent, car plus incertain est ton avenir.
Résumons la situation: Tu occupes un travail que n’importe qui pourrait faire, tu gagnes trop cher au goût de tous, tu n’as rien en commun avec tes collègues, tu es méprisé, mis de côté, tu déranges, et tu dois sans cesse marcher sur des oeufs car, pour toutes ces raisons, tu sais trop bien que l’on cherche la moindre excuse pour te congédier. Tu vis donc dans une angoisse constante, dans un environnement à atmosphère négative. Et il faut que tu l’endures. Tu n’as pas le choix, car…
RAISON 12: Il te serait impossible de retrouver un tel emploi, et encore moins à tel salaire.
Trop vieux, payé trop cher, et n’a que ce travail-là à mettre dans son CV. Quel employeur voudrait de ça? Et bonne chance pour avoir du chômage si la raison du congédiement donnée par l’employeur tombe dans l’une des catégories qui n’y donnent pas droit. Et même là, les chèques de chômage ne sont pas éternels.
Et même si, exceptionnellement, on arrive à garder notre poste en évitant tous ces problèmes avec nos collègues et patrons… Vous en connaissez beaucoup, des commerces qui arrivent à exister pendant plus de vingt ans? C’est sûr qu’il y en a. Mais tôt ou tard, parmi ceux qui prennent la place des anciens à la présidence, il y en aura un qui n’aura pas le talent de son prédécesseur pour garder la compagnie prospère. Ou pire encore: Oui, il l’a… Mais le marché change, et le produit et service n’a plus sa place, et la compagnie finit par fermer.
Et c’est ainsi que, pour avoir eu la fierté d’être une personne stable, on se peinture dans un coin, s’écrasant de plus en plus dans le mur du fond du cul-de-sac de notre emploi. Jusqu’à ce que quelque chose cède: le mur, ou nous.
C’est bien beau d’avoir de vieilles valeurs, telles la stabilité en emploi. Mais si ces valeurs sont qualifiées de vieilles, c’est généralement parce qu’elles n’ont plus leur place à notre époque moderne où, ce qui était hier décrié comme étant instabilité, est aujourd’hui louangé comme étant évolution.