Je me présente à l’Hotel Delta le mercredi prévu, à midi trente. Je monte au 3e étage et je me retrouve dans une grande salle d’attente. Il y a peut-être trente personnes qui sont là, assis sur les chaises, les fauteuils, aux tables. Et malgré leur nombre, la place n’est occupée qu’au tiers de sa capacité.
Au bout de la pièce, il y a de grandes portes ouvertes qui amènent dans une autre salle. Devant ces portes se tient un monsieur en complet-cravate. Il tient un rouleau de ticket. Je vais le voir. Il me donne le billet numéro 128479 en m’expliquant la procédure:
« Assoyez-vous, on va vous appeler par les deux derniers chiffres. »
À peine suis-je assis que je l’entends appeler le 51. Techniquement, ça signifie qu’il y a vingt-huit personnes avant moi. Cependant, il y a une raison pourquoi je me suis présenté ici à midi trente et non à 13:00 tel que je l’avais originalement planifié. C’est que comme je m’en doutais, beaucoup de candidats à cet emploi ont déjà un travail, et ils profitent de leur heure de dîner pour venir ici. Et comme je l’ai prévu, ceux-là finissent par se rendre compte qu’ils n’auront jamais le temps de passer en entrevue avant de devoir retourner au boulot. Aussi, dans les minutes qui suivent, j’en vois une douzaine qui abandonnent et qui repartent. C’est autant de gens qui me laissent leur place dans la queue.
Pour une autre raison, bien m’en pris de m’être présenté plus tôt. Dans la demie-heure qui a suivie, plus de cinquante personnes sont arrivées après moi, dont un groupe de vingt-six par bus. C’est devant tout ça que j’aurais eu à patienter, si je n’avais pas stratégiquement choisi mon heure d’arrivée.
À 13:00 pile, le portier interpelle le 79, mon ticket.
« Alors vous allez entrer dans cette pièce et vous asseoir à cette table, passer au triage. »
ÉTAPE 1: Le triage.
Il s’agit d’une longue table où sont assises six employées de La Firme, face à cinq candidats. Je prends place sur la chaise libre. Une employée m’accueille.
« Bonjour monsieur! Première chose: Êtes-vous au courant qu’aujourd’hui, le seul poste que nous offrons, c’est pour notre centre d’appel? »
« Oui, c’est pour ça que je suis ici. »
« Très bien! Avez-vous apporté votre CV? »
« Oui! Voici mon CV, ma lettre de présentation, et une lettre de recommandation d’un ancien employeur. »
« Ah! Vous êtes venus préparé, vous. Parfait! »
Elle regarde mon CV et commence à le lire. Je lui vois un air interrogateur au visage. J’en devine la cause. Aussi, je lui dis:
« Eh bien oui, je suis un concierge qui veut réorienter sa carrière comme employé de bureau pour une grande firme. »
« Ok! Wow! C’est original. Qu’est-ce que vous avez comme qualifications? »
« Eh bien, en tant que concierge résident, dès que le bureau de l’administration ferme, les appels sont transférés sur mon cellulaire. Dès que j’ai un appel, je dois ouvrir un billet sur l’ordinateur pour l’inscrire. Si je peux régler le problème, je le fais, sinon j’escalade un niveau plus haut, en contactant un professionnel mieux qualifié. Ensuite, une fois le problème réglé, je dois remplir mon rapport. Je rappelle le client pour vérifier si tout est Ok, avant de fermer le billet et le classer dans les dossiers réglés. Je pense que c’est exactement la job d’un centre d’appel? »
« En effet! »
« Eh bien voilà! À ma job, je suis le helpdesk à moi tout seul. »
La madame prend un document. Elle y écrit mon nom, le joint à mon CV et mes autres paperasses, puis elle se lève.
« Très bien monsieur. Suivez-moi, je vous amène à l’étape suivante. »
YES! J’ai passé.
ÉTAPE 2: Le test de connaissances.
Elle me conduit dans la grande salle. Celle-ci est divisée en trois sections: Les chaises pour l’attente, les tables avec ordis pour les tests, et enfin les bureaux individuels des recruteurs. Elle donne mes documents à une collègue et me fait asseoir en me disant d’attendre que l’on m’appelle.
Dix minutes plus tard, j’entends mon nom. Je me lève et me dirige vers celle qui m’a appelé. Elle m’amène à une table de test. Elle entre mon nom et un numéro de code sur l’écran, avant de me refiler le clavier.
« Oui, alors vous avez ici dix questions. Répondez à celles que vous pouvez au meilleur de vos connaissances. Vous avez vingt minutes. »
Alors je commence.
Un client vous appelle parce que sa souris ne fonctionne pas. Écrivez trois questions que vous lui poseriez.
Pas besoin d’avoir de l’expérience en helpdesk pour y répondre, à celle-là:
- Est-ce une souris avec ou sans fil?
- Si elle est sans fil, avez-vous essayé de changer la pile?
- Si elle est avec fil, pouvez-vous vérifier si elle est bien branchée?
- Si elle l’est, pouvez-vous essayer de la brancher dans une autre prise?
Et oups, ça fait quatre questions/réponses. Pas grave, passons aux suivantes. Certaines questions sont de connaissances générales de base en informatique. D’autres demandent une certaine logique. Je crois que je me débrouille pas si mal pour y répondre.
Rendu à la question 9, eh bien, une chance que l’on a un choix entre quatre réponses, parce que les termes utilisés sont un peu trop techniques pour moi:
Lorsque l’on a un problème avec la fonction PING, de quoi s’agit-il?
La première des quatre réponses proposées est:
L’ordinateur ne reçoit aucun écho en provenance du URL recherché.
Le mot écho en éveille un dans ma mémoire. Voyez-vous, j’ai toujours été un lecteur de comic books. Et l’un des personnages, Daredevil, expliquait dans sa toute première aventure qu’il a découvert qu’il avait un sens radar. Et voyez comment la chose est illustrée:

Et après ça, on dira que la BD abrutit le cerveau.
Je choisis donc cette réponse. Arrive la dixième et dernière question:
Pourquoi avez-vos choisi cette réponse à la question précédente?
M’ouais! Je ne peux tout de même pas leur dire que j’ai lu ça dans un comic de Daredevil. Aussi, j’écris:
Mon grand-père était Capitaine dans l’armée. Je sais que PING est le terme utilisé pour décrire un écho sur les radars et les sonars.
Je ne mens pas! Oui, Pépé était Capitaine dans l’armée à Terre-Neuve en 1939-46. Et oui, grâce à Daredevil, je sais que PING est le terme utilisé pour décrire un écho sur les radars et (probablement) les sonars. Je n’ai jamais prétendu qu’il y avait un lien entre les deux phrases de ma réponse.
Mon test terminé, je retourne m’asseoir dans la section d’attente. Une quinzaine de minutes plus tard, une autre dame m’appelle.
« Bon! Vous avez passé le test avec succès. Suivez-moi. je vous amène au bureau de Monsieur Painchaud, l’un de nos recruteurs. »
OUAIS! Une autre étape réussie. Et maintenant:
ÉTAPE 3: L’entrevue.
La dame m’amène dans la section de la salle où il y a huit bureaux de recruteurs dispersés. Elle me fait asseoir devant un bureau désert.
« Nous sommes désolés pour l’attente. Monsieur Painchaud a eu à aller répondre à un appel d’urgence. Il sera à vous dans quelques minutes. »
Ce contretemps peut sembler anodin. Moi, j’y vois une opportunité pour mieux me préparer à ce qui s’en vient. Pour ce faire, je porte attention à mon environnement.
Je jette un oeil sur la pile de dépliants sur le bureau. J’en prends un. J’y vois que La Firme se prépare à ouvrir une nouvelle branche dans la ville de Sherbrooke, et ils recherchent activement des candidats pour y combler des postes. Je m’explique mieux cette soudaine foire d’emploi. Le dépliant prend bien la peine de donner des chiffres démontrant que la vie sherbrookoise est beaucoup plus économique que la vie montréalaise, comparant le prix moyen des loyers, des maisons et des condos. Tout pour nous encourager à immigrer, quoi.
En reposant le dépliant, je porte mon attention sur les bureaux des recruteurs voisins. J’écoute les questions qu’ils posent aux candidats.
« Si vous étiez chef de votre département, quelles sont les qualités que vous rechercheriez chez vos employés? »
« Vous faites partie d’une l’équipe qui doit gérer des dossiers confidentiels. Vous constatez que votre chef de bureau utilise l’accès aux comptes pour y soutirer des renseignements qui ne le concernent pas. Comment réagissez-vous? »
« Une employée vous accuse de harcèlement au travail. Quels seraient, selon vous, les raisons qui pourraient la pousser à affirme ceci? »
Oh là! C’est heavy, ces questions-là. Je dois vraiment m’attendre à tout. Tandis que je me prépare mentalement à répondre adéquatement à celles-là, voilà Monsieur Painchaud qui arrive, tout en jetant un oeil sur mes paperasses. Il s’assoit et me serre la main, joyeux, tout sourires.
« Alors Monsieur Johnson. Bonjour! Alors c’est vous, ça, le concierge qui veut travailler dans un bureau? »
Eh bien! Je vois que mon petit numéro d’entrée a eu l’effet escompté: Me faire remarquer, et attiser leur curiosité. J’enchaîne avec ma présentation soigneusement préparée:
« Ben oui! Je suis tombé dans un escalier verglacé le 15 février dernier, et je me suis fracturé une vertèbre, juste entre les omoplates. »
« Ouch! »
« Ça oui! Ironiquement, puisque la position assise est la plus confortable pour moi, si j’avais eu un travail de bureau, j’aurais pu retourner travailler le lendemain. Malheureusement, la conciergerie, c’est très physique. Alors je suis en arrêt de travail depuis ce temps-là. J’ai droit au chômage de congé de maladie jusqu’à la mi-juin. Mais là, après deux mois et demi sans travailler, je commence à devenir un peu dingo. »
« Ha! Ha! Je vous comprends! »
« Alors c’est ça! Quand j’ai su que vous recrutiez des candidats pour votre centre d’appel, je me suis dit qu’il serait temps de réorienter ma carrière. »
Et je lui répète la comparaison entre mon travail de concierge résident avec celui d’un centre d’appel, telle que je l’ai déjà récitée au triage. Il a l’air satisfait. Il prend son questionnaire et me dit:
« Premièrement, êtes-vous bilingue? »
« Well, my last name is « Johnson », so yeah, I think I might be. »
« Ok! Fa que « Stéphane », c’est pour votre côté québécois, pis « Johnson » c’est pour votre côté anglais? Ha! Ha! »
Quand le recruteur rit de bon coeur, c’est bon signe. Il poursuit:
« Alors j’ai ici une liste de dix mises en situations. À chaque question, vous allez me répondre en anglais… »
Mais je vais continuer en français ici pour vous faciliter la lecture.
« Dans la majorité des cas, il n’y a pas vraiment de bonnes ou de mauvaises réponses. C’est surtout une évaluation de la personnalité, afin de pouvoir vous classer dans le département qui vous convient le mieux. »
Je comprend instantanément que cette déclaration de sa part est totalement bullshit. Le seul département dans lequel il y a de l’embauche en ce moment est le centre d’appel. Il n’y a donc aucune raison pour lui de perdre son temps à voir quel est le « département qui me convient le mieux », comme il le prétend. Ensuite, s’il n’y avait pas de bonnes ni de mauvaises réponses, se donnerait-il la peine de me tester avec des mises en situations? Et surtout, de m’en imposer dix? Je comprend donc que cette phrase, qui lui a été certainement été imposée par les ressources humaines, n’est dite au candidat que dans le but de lui faire baisser sa garde. De le faire relaxer, afin qu’il commette des erreurs. Aussi, sans en avoir l’air, je me tiens encore plus sur mes gardes, lorsque je lui répond joyeusement:
« D’accord! »
« Alors première mise en situation: Un client appelle, vous avez réussi à régler son problème, mais voilà qu’il commence à vous raconter sa fin de semaine. Que faites vous? »
« Je l’interromps pour lui dire: « Ah, euh, excusez-moi! Avant que je ferme votre billet, est-ce qu’il y a autre chose à régler, ou bien je peux le fermer? Tout est beau? Alors merci d’avoir fait appel à La Firme. Bonne journée. »
« Très bien. Vous avez un client en ligne, et tous vos collègues au niveau supérieur sont occupés. Que faites-vous? »
La première chose qui me vient en tête est, évidemment, de dire au client de patienter, et de le mettre en attente. Or, j’ai l’impression que c’est une question piège. À voir le genre de questions que j’ai lu jusqu’ici, et celles que j’ai entendu en provenance des bureaux qui nous entourent, pourquoi est-ce qu’il m’en poserait une dont la réponse serait aussi simple? Ça, ça veut dire que c’est plus qu’une question; c’est un test!
Je ne dois jamais oublier que les grandes compagnies ne veulent pas d’un simple employé qui se contente de faire son travail sans plus. Ce qui les intéresse, c’est des gens qui ont de l’initiative, qui en font plus que demandé. Aussi, je réponds :
» Je vais lui poser des questions. Je vais lui demander de me donner le plus de détails possible au sujet de son problème, et moi je prends des notes. Comme ça, dès qu’un collègue se libère, je le contacte et lui refile mes notes, avant de lui demander si c’est Ok que je lui transfère le client. »
Le recruteur pose sa feuille de questions sur la table et parle de nouveau en français.
« Bon! Je serais supposé vous faire passer à travers les dix questions. Mais je pense que j’en ai assez vu. Depuis le début, j’ai un très bon feeling. Pas besoin d’aller plus loin. »
Il est satisfait? Déjà? Après seulement deux questions sur les dix? Me voilà très agréablement surpris par cette déclaration.
« Ok! Wow! Euh! Merci! Je dois vous avouer que je suis surpris. Étant concierge, je n’étais pas sûr de trouver ma place ici. »
« Vous savez, ce n’est pas ça que l’on regarde en premier. Je vous vois aller. Vous êtes dynamique, vous vous exprimez bien, clairement, dans les deux langues. Vous avez une excellente attitude. Et surtout, dès la première minute, on le voit bien, que vous voulez travailler. C’est ça que La Firme recherche. Aujourd’hui j’ai vu passer du monde avec dix ans d’expérience, et même des cadres. Je n’ai pas été impressionné. »
Et ceci confirme ce que je pensais hier: À l’heure où on est rendu, les employés de La Firme ont vu défiler assez de candidats pour être maintenant capables de reconnaître rapidement ceux qui se démarquent de la masse. Bref, je crois que je suis en train de me faire embaucher. Aussi, je lui demande:
« Cool! Alors c’est quoi, la suite? »
« Côté salaire, à quoi est-ce que vous vous attendez? »
J’ai bien fait mes devoirs.
« Ce matin, avant de partir de chez moi, je suis allé jeter un oeil à la section emploi de votre page web. J’y ai vu que le salaire d’entrée pour un technicien en centre d’appel est de [Censuré puisque divulguer son salaire est un tabou social] Donc je m’attends à ça. »
Sans hésiter, il l’inscrit sur les documents. Il a une dernière question pour moi. Et depuis vingt-cinq minutes, il se trouve que je suis prêt pour celle-là également.
« Est-ce que vous seriez prêt à déménager? »
Ayant consulté les dépliants pendant que l’attendais, je ne suis nullement surpris par cette question.
« Vous voulez dire, aller à Sherbrooke? »
« Oui! »
Je n’ai pas besoin de plus d’une seconde et demie de réflexion avant d’y répondre. Il est vrai qu’avec Flavie qui part en Europe pour deux ans, je me retrouverai seul à tout payer. Et puis, une nouvelle branche qui ouvre? Des places à prendre? Les possibilités de prendre de l’avancement et de cimenter ma position sont beaucoup plus accessible là-bas, plutôt qu’ici où ils ont déjà tout leur personnel aux échelons supérieurs.
« Bah, pourquoi pas? Je suis célibataire, mes enfants sont tous adultes et partis de la maison, tous à Québec, à La Malbaie, en Ontario, et bientôt en Belgique, ce qui fait que je ne les vois déjà pas anyway. Quant à ma job en conciergerie, je ne peux plus la faire. Il n’y a plus rien qui me retient ici. Alors si c’est là-bas que vous avez besoin de moi, je vais y aller.
Il me serre la main.
« Alors toutes mes félicitations. Vous êtes l’un des rares aujourd’hui que je ne renvoie pas chez lui en lui disant qu’on le rappellera si on à un poste pour lui. Vous allez passer tout de suite aux ressources humaines. Allez vous asseoir à côté de la porte, là-bas. Une représentante va vous faire signer un document qui nous autorise à faire une enquête de crédit et judiciaire à votre sujet. »
OMG! Je me suis rendu à …
L’ÉTAPE 4: L’inscription aux ressources humaines.
La dame des ressources humaines m’invite à la suivre elle me serre la main, joyeuse et tout sourires.
« Alors Monsieur Johnson. Bonjour! Alors c’est vous, ça, le concierge qui veut travailler dans un bureau? »
Je vois que j’ai vraiment bien fait de me présenter comme tel. Ça m’a permis de me démarquer positivement. Alors elle me félicite de m’être rendu jusque-là, rajoutant que jusqu’à maintenant il y a en moyenne un candidat d’embauché sur soixante. Ça explique pourquoi, dans cette grande pièce, il n’y a qu’un seul bureau, et nous y sommes seuls.
Bon, techniquement, je ne suis pas encore embauché car ils doivent d’abord faire une enquête de sécurité. Mais de ce côté-là, je n’ai rien à craindre. Autant côté crédit que judiciaire, je sais que mon dossier est impeccable. Aussi bien dire que je suis pratiquement dans la place.
À CONCLURE
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