L’impact potentiel (et inattendu) du moindre geste anodin

Cette histoire commence il y a exactement huit ans aujourd’hui, au milieu du printemps de 2014. À ce moment-là, je suis concierge dans un édifice à logements.

Un ascenseur comporte deux portes: la porte de la cage mobile d’ascenseur elle-même, et porte du mur qui s’ouvre à chaque étage. Ce matin-là, en sortant de l’ascenseur au second sous-sol, je constate un truc: Lorsque les portes sont ouvertes, on peut distinctement voir, par la fente par terre entre les deux portes, qu’il y a un 3e sous-sol sous nos pieds.

Un ascenseur est quelque chose de trop important en matière de sécurité pour laisser n’importe qui s’en occuper. Voilà pourquoi l’ascenseur n’appartient jamais à l’édifice. Il est loué par le propriétaire. Dans ce cas-ci, à la compagnie Otis.

Sous l’ascenseur, il y a une pièce, le puits d’ascenseur, et seul le technicien d’Otis y a accès. Il peut y descendre grâce à une clé spéciale que lui-seul possède. Il utilise dans l’un des verrous du panneau de contrôle de l’ascenseur.

Lors de son passage mensuel précédent, il a oublié d’éteindre la lumière du 3e sous-sol. Et pour tout le mois, ceci me permet, pour la première fois, de voir via la fente entre les portes une partie de cette pièce secrète et inaccessible.

À partir de là, je m’amuse à imaginer quel plaisir j’aurais à faire de cette pièce mon antre secrète, mon genre de Batcave. Évidemment, pour ça, il faudrait que le technicien perde sa clé, que je la trouve et la garde pour moi. Et c’est comme ça que je m’amuse à imaginer des histoires de plus en plus élaborées de ce que je pourrais faire de cet endroit. Au point où je me dis que ça pourrait être le bon départ pour une série de BD.

À ce moment-là, ça fait presque six ans que je ne dessine plus. L’idée de me remettre à la BD me tente.

Toujours influencé par mon ancienne vie de jeunesse et le thème du loser et de l’underdog qui vit en marge par obligation, je créé cette trame de série: Cinq gars, âge non-précisé mais on devine entre 15-19 ans,. Ce sont des camarades d’école qui, à première vue, n’ont que peu en commun. Ils ont commencé à se tenir ensemble à cause d’un travail d’équipe. Personne ne voulait d’eux dans leur groupe d’origine, alors ils ont eu à se regrouper pour le travail, et n’ont juste jamais arrêté de se fréquenter par la suite. Puisqu’il sont marginaux parce que les gens les trouvent nuls. Le titre sera donc Les Marginuls.

Lorsqu’ils commencent à former une bande, l’un des marginuls partage avec les quatre autres son secret: La clé qui mène au sous-sol caché. Voyant que passent par-là les câbles d’électricité, de téléphone, de télévision, ils ont l’idée de s’y installer, d’en faire leur base secrète, piratant en douce le net, la télé, etc.

Les personnages étaient:

  • Le bon gars classique: Grassouillet, barbe en collier, chapeau Fedora, est le meilleur-ami-de-gars d’une fille tout en espérant beaucoup plus. C’est un grand poète, un romantique.
  • Un inventeur plein d’idées folles à la c’est-simple-mais-fallait-y-penser. Pas un inventeur à la Stewie Griffin (Pas de machine à voyager dans le temps, genre), mais un peu plus à la Gaston Lagaffe. Ses trucs sont plus réalistes et pourraient probablement fonctionner en vrai. Il est le fils du concierge d’un HLM, d’où le fait qu’il a un atelier, accès à tous les outils requis, plein de matière première à base d’objets abandonnés, et une connaissance de base en plomberie-électricité-rénovation-bricolage. Il cherche l’idée ultime, l’invention qui le rendra riche et célèbre.
  • Le bel et grand athlète, pas vraiment con mais juste trop passionné par son sport, d’où le fait que même s’il a la cote auprès des filles, ça ne dure jamais longtemps. Il est rejeté de la classe de gym parce qu’il est le seul à prendre le jeu vraiment au sérieux, le seul à deviser des stratégies, s’entraîner, se pratiquer, etc, alors que les autres prennent ça très relax.
  • Un musicien et un bédéiste. En fait, à part leur art, ils sont quasiment interchangeables tellement j’utilise le même thème avec eux: Le musicien est rejet de la part de la classe de musique parce que eux font du classique, et que lui son rêve est d’être une idole top-of-the-charts avec de la musique populaire et commerciale. Le bédéiste, lui, est rejet de la classe d’Arts, because que la BD n’est pas du VRAI art.

À ce point-là de ma carrière, je n’ai plus tellement confiance en mon style de dessin, et je ne crois pas être capable de créer des personnages intéressants visuellement. Aussi, j’ai une idée: J’écris à mon collègue bédéiste Yohann Morin et lui offre du ¢a$h pour qu’il me fasse le design de mes personnage. Ensuite, je me débrouillerai avec ça. Il est hélas trop occupé avec ses propres albums. Notre conversation se termine avec Yohann qui me dit ceci:

« Tu devrais inclure au moins une fille!« 

Un an plus tard, printemps 2015. Fin de contrat en tant que concierge à l’Île-des-Soeurs, me voilà en chômage depuis un mois, et rendu à Hochalaga.

Ce soir-là, au restaurant Le Trèfle – Hochelaga, je discute avec ma conjointe Flavie de mes options de carrière. On en vient au sujet de la BD, carrière que j’ai abandonné il y a 7 ans. Je lui parle du projet Les Marginuls, ainsi que de la suggestion de Yohann d’ajouter une fille dans les personnages. Flavie y va de sa suggestion:

« Tu pourrais y rajouter Stéphanie. »
« Tiens, oui, bonne idée. Depuis le temps qu’elle tient à ce qu’on fasse un projet artistique ensemble. Je pourrais en faire un personnage. »

Stéphanie et moi (ou inversement) en 2003.

Mais voilà, les Marginuls sont tous supposés être des artistes. Il y a déjà un sculpteur (mon bricoleur de génie), un bédéiste, un musicien, un écrivain et un peintre (en remplacement de mon sportif, qui détonnait trop d’avec les autres). Quel art reste-t-il pour donner à Stéphanie? C’est là que Flavie fit la suggestion qui allait complètement bouleverser le concept:

« euh… Les arts culinaires? Elle pourrait être bonne en cuisine!? »

Pour ceux qui ne connaissent pas Flavie, cette jeune femme est une féministe militante engagée à la limite de l’enragée. Alors, pour qu’elle ne trouve rien de mieux à suggérer qu’un rôle traditionnel féminin imposé par la patriarchie, pour le seul personnage féminin du groupe, c’est un signe indéniable comme quoi il n’y a rien de bon à tirer d’un concept comme Les Marginuls.

Et c’est là que je réalise que je fais fausse route.

« Tu sais quoi? Au lieu d’essayer d’adapter Stéphanie à la série, je devrais plutôt faire l’inverse. Stéphanie est pétillante, pleine d’idée et full enthousiaste de les réaliser, et ce même si elle n’a aucun moyen de le faire… Et si la série était justement ça? Stéphanie, ayant des projets artistiques, qui s’entoure de gens qui ont peu en commun, pour l’aider à les réaliser? »

C’est là que j’ai su que j’avais trouvé le thème de mon sujet. 

C’est en recherchant le mot enthousiasme que j’ai constaté que l’image choisie pour l’illustrer avait la même pose que j’avais donné à Stéphanie.

L’arrivée de Stéphanie dans la série demanda quelques ajustements.

Tout d’abord, dans la vraie vie, un fedora-neckbeard, ça tombe inévitablement amoureux des filles comme Stéphanie, et ce n’est jamais quelque chose de réciproque. Ceci est source de conflits, de déceptions et de harcèlement entre les personnages. Ce n’est pas le genre d’interaction que je veux entre mes personnages principaux. La solution: ils seront frère et soeur. Stéphanie et Daniel Comte.

Daniel, qui était déjà auteur dans les Marginuls, absorba les personnages du bédéiste et du peintre. C’est dire à quel point, dans le fond, ils étaient interchangeables.

J’ai gardé mon bricoleur fils de concierge tel quel, à deux détail près. De un, il ne cherche plus à inventer quelque chose qui le rendra riche. (J’ai refilé à Stéphanie la motivation de richesse). Et de deux, il est musulman. Mes années de conciergerie m’ont amené à fréquenter beaucoup de familles musulmanes et à me familiariser avec leurs habitudes de vie qui sont bien loin des clichés habituels, et je trouvais intéressante l’idée de les dépeindre tels que je les ai connus.

Le sportif est revenu, sauf que je lui ai donné la gueule et la personnalité d’un de mes anciens personnages, KONAR, Le Héros de BD le plus Con qui Soit.

Enfin, pour le musicien, je me suis inspiré d’une série de BD que je faisais au début des années 2000, inspiré d’un collègue bédéiste reconnu pour son stoïcisme et son peu de tolérance aux conneries.

J’en ai gardé sa tête et son attitude, et je l’ai combiné avec une idée que j’avais eu quelques années plus tôt: Un gars qui porte une chemise à carreaux autour de la taille pour évoquer le kilt, de manière à montrer ses origines écossaises. Je lui donne un physique à l’extrême opposé de mon modèle, et voilà, Angus est né.

Après quelques jours à créer différents designs pour mes personnage, j’en arrive à la version officielle, quoi qu’encore primitive à ce point.

Pour cette série, j’ai vraiment eu envie de m’appliquer. Alors pour la première fois, j’ai décidé de prendre mon temps et de commencer par écrire le texte de chaque gag, puis de faire un brouillon et découpage pour chaque page.

Bien m’en pris. Car, encore influencé par mes vieux thèmes négatifs, j’ai eu à faire plusieurs changements en cours de route. Par exemple, Les Marginuls habitaient, à la limite, un taudis, parce que les loyers étaient abordables. C’était une vieille usine de cigarettes, devenue Les Appartements Blacklungs, avec la cheminée peinte en cigarette. Une idée qui ne plaisait pas du tout à (la vraie) Stéphanie. C’est donc devenu un lieux plus sympathique, une ancienne usine de la boisson gazeuse Cool Soda, transformée en édifice à condos.

C’est quand même plus sympathique qu’une marque de cigarette nommée Poumons Noirs

Dans cette nouvelle atmosphère beaucoup plus agréable, je n’ai plus du tout envie de leur refiler un 3e sous-sol comme antre secrète. Où vont-ils donc se réunir? La solution me saute aux yeux, alors que je me promène dans mon quartier, et que j’y vois le nom d’un de mes personnage:

Non seulement ces tours me rappellent-elles ces deux-là, situées dans mon ancien quartier, Verdun…

… le hasard a voulu que quelques années plus tôt, j’ai photographié la vraie Stéphanie devant celles-ci.

Je commence à dessiner ma série au propre à la fin de l’été de 2016.

Puis, arrive un problème incontournable: Ma myopie combinée à une presbytie qui se développe ne me permet plus de voir clairement mes pages lorsque je les met à l’encre. Malgré une série d’opérations aux deux yeux, ma série s’interrompt au bout de quinze pages.

On m’enlève l’iris, m’implante cristallin en plastique et lentille intra-occulaire. Mes deux yeux ont enfin une vision normale, mais elle me laisse avec une presbytie de 2 degrés, et la perte de ma capacité naturelle de mettre ma vision au focus. Pour continuer la BD, il me faudrait une tablette graphique, mais je n’ai pas l’argent.

Mars 2017. Pour la seconde année, le festival Québec BD offre le prix Jacques Hurtubise qui vient avec une bourse de $1000. Les conditions sont:

– Être citoyen Canadien. C’est mon cas.
– Être majeur. C’est mon cas.
– N’avoir jamais publié d’album. C’est mon cas.
– Avoir un projet d’album déjà en chantier. Avec 15 pages de terminées, et le reste déjà scénarisé / brouillonné / découpé, c’est mon cas.

Avec le dossier, il fallait remettre un truc appelé lettre de motivation. Dans celle-ci, je leur explique mon handicap visuel, en disant que ce qui me motive à vouloir cette bourse, c’est pour l’utiliser pour m’acheter une tablette graphique. Je suis d’ailleurs le seul candidat à avoir osé dire franchement que je voulais avoir cet argent.

Page couverture du dossier.

Le dernier vendredi de mars 2017, j’envoie ma candidature. Trois jours plus tard, Le premier lundi d’avril, je remporte le prix. Combinant ma bourse avec mon retour d’impôts, je m’achète la plus grosse tablette Cintiq que je puisse trouver.

J’y passe tout mon temps libre après le boulot. Et enfin, un an plus tard, l’album est terminé.

Ici, le Boss, c’est la fille. Et les poses sexy, ce sont les gars qui les ont.

Dix ans après avoir abandonné la BD pour la job de bras, je suis de nouveau artiste, avec mon tout premier album de BD à vie, lancé au Festival Québec BD , avec 10 de mes planches être encadrées au mur lors d’une exposition publique. En voici cinq.

Et c’est ainsi que ma carrière d’auteur de BD a redémarrée, événement qui m’a rapporté des honneur du milieu, une tablette graphique, et la publication de mon premier album.

Et tout ça parce que, quatre ans plus tôt, un anonyme employé de la compagnie Otis a oublié d’éteindre la lumière en quittant un puits d’ascenseur. Comme quoi on ne peut jamais savoir à quel point nos gestes les plus anodins peuvent parfois amorcer une réaction en chaîne pouvant radicalement transformer la vie d’une personne que l’on n’a jamais rencontré.