L’anneau de Gygès et l’exploration urbaine (1 de 2)

J’ai pris goût à l’exploration urbaine à l’été de 2020, alors que je n’avais pas grand chose à faire de mes quarante jours d’itinérance. Je m’y suis remis quelquefois l’été suivant, en 2021, et je compte bien continuer à chaque fois que l’occasion se présentera de nouveau.

Pour les non-initiés, l’exploration urbaine, ou urbex, consiste à visiter des endroits abandonnés, généralement en ville mais aussi en campagne. Maisons, églises, espaces commerciaux, manufactures, station de métro… Sur papier, cette pratique est illégale, car peu importe l’état des lieux, l’endroit a un propriétaire. Et si tu es sur sa propriété sans y avoir été invité, ou sans y avoir légalement à faire (Policier, pompier, concierge, inspecteur), alors tu es un intrus passible d’amendes.

Quels sont ces endroits abandonnés, et comment le deviennent-ils?
(NB: Les photos sont utilisées ici en guise d’exemple et ne sont pas à 100% reliées à la situation présentée dans ce texte. Mais dans l’ensemble, ouais, en général, ça se passe comme ça.)
Lorsque c’est en ville, le lieu abandonné est souvent une propriété rachetée par une firme qui cherche à y développer des condos et/ou des édifices à bureaux. Je vais vous donner un exemple inspiré de faits réels survenus récemment.

Voici un motel construit dans les années 1960 par le grand-père du propriétaire actuel. C’est un commerce familial qu’ils se passent d’une génération à l’autre.

Le motel…
… et sa station d’essence.

Le look rétro authentique de la place est fort prisé par la clientèle. Entre ses clients de passage, le propriétaire loue souvent l’endroit pour diverses productions télévisuelles et cinématographiques. Par exemple, en 1987, le chanteur Pierre Flynn y a tourné le vidéoclip de Sur la Route.

Le film Les Dangereux y a une scène qui commence à exactement 01:00:00 du début.

Il apparaît également dans la scène finale du film américain The Jacket, connu au Québec sous La camisole de force.

Ainsi que plusieurs autres productions dont la liste serait trop longue.

Sans pour autant faire des affaires d’or, son propriétaire en tire de quoi vivre et payer ses taxes commerciales. Rien ne l’empêche de continuer comme ça jusqu’à l’âge de la retraite où il pourra, s’il le désire, vendre son commerce à ses enfants qui poursuivront la tradition familiale, tandis qu’il se la coulera douce jusqu’à la fin de ses jours.

Mais voilà, ce qui fut autrefois un village tranquille sur le bord de l’autoroute 20 est aujourd’hui une ville où le développement urbain a fait un bond monstrueux depuis le début du 21e siècle. Par conséquent, la valeur immobilière a monté en flèche.

Un promoteur immobilier (qui n’est jamais établi dans la région, ni même originaire de celle-ci) constate que le terrain du motel, bien que situé dans la ville, est tout de même assez loin des nouveaux développements. Par conséquent, la valeur du terrain est encore très abordable. Reniflant la bonne affaire, le promoteur s’en va rencontrer le maire. Ce dernier se laisse aisément tenter. Pourquoi se contenter d’une seule taxe municipale d’un minable commerce dépassé, alors qu’il pourrait collecter trente-quatre taxes sur un édifice abritant quatre commerces et trente condos? Et on parle de taxes qui, individuellement, seront le double, voire le triple de ce que paie le motel, puisque cette fois ça proviendra d’un édifice à condos de luxe.

$25 000 de taxes municipales en moyenne, multiplié par 34 unités = $850 000 par année. Bien plus alléchant que les $10 000 que la ville reçoit actuellement avec le motel.

Avec le développement urbain à la hausse, la Ville doit payer pour construire toutes ces nouvelles rues, monter le nouveau système électrique, bâtir le nouveau réseau d’égouts. Tout cela est payé avec les taxes. La ville a besoin de ce revenu. Elle a donc intérêt à faire en sorte que le promoteur puisse aller de l’avant avec son projet.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, en matière de zonage urbain, les pouvoirs d’un maire sont limités. Il y a des règles imposées par la Province, et le maire est obligé de les respecter. Il ne peut donc pas changer une zone agricole et/ou commerciale en zone urbaine, et ainsi expulser le propriétaire du motel pour y faire bâtir des condos. Par contre, ces lois qui l’empêchent d’abuser de cette manière, ce sont les mêmes lois qui lui permettent d’abuser d’une autre manière, celle-là en toute légalité.

Tout d’abord, le maire envoie des inspecteurs de la Ville inspecter le motel. Lorsqu’il s’agit d’une propriété construite il y a plus de cinquante ans, ils vont trouver bon nombre de violations aux nouveaux codes de sécurité des bâtiments. C’est inévitable. Une fois leur rapport établi, ils le remettent au propriétaire. Dès que le propriétaire a le document en main, il doit aussitôt fermer son commerce. Il ne pourra le rouvrir tant que les réparations, ajustements et rénovations ne seront pas faites et dument réinspectées et approuvées par la Ville.

Le coût des rénovations est estimé à $100 000, soit la valeur actuelle du terrain et du commerce. Le problème, c’est qu’avec son commerce maintenant fermé, il n’a plus de clients, et donc plus aucun revenu. Impossible dans ce temps-là de payer les rénovations.

Voilà qu’arrive le promoteur immobilier avec une offre d’achat. Il est honnête, il lui propose les $100 000 représentant la valeur actuelle de l’endroit. Mais le propriétaire ne veut pas vendre. Ce commerce a appartenu à sa famille depuis trois générations, et il y tient. Le motel reste donc fermé, en attendant de trouver une solution.

Le propriétaire va à sa banque dans le but de prendre une hypothèque sur ses propriétés (motel et maison familiale) afin de pouvoir emprunter l’argent nécessaire pour faire ses rénovations. Hélas, depuis environ 2010, les institutions financières du Québec ne prennent plus les propriétés en garantie. C’est parce que tout le processus d’envoyer un inspecteur pour estimer la valeur immobilière, la saisir si défaut de remboursement, la vente, etc, c’est coûteux en temps et en argent. Voilà pourquoi les banques y ont renoncé. Sa seule manière d’avoir de l’argent serait de vendre son motel, mais à ce moment-là, il n’aurait plus de motel à rénover.

Fermée ou pas, une propriété commerciale reste une propriété commerciale. Et celle-continue de lui coûter $10 000 de taxe municipale sur une base annuelle.

Au bout de trois ans sans avoir trouvé de solution, à s’appauvrir plutôt qu’à ramasser l’argent requis pour rénover, le propriétaire n’a plus le choix. Il appelle le promoteur pour accepter son offre. Une mauvaise surprise l’attend. C’est qu’après trois ans à être fermé et livré à l’usure naturelle du temps, le motel a subi une dévaluation inévitable. Le promoteur lui en offre $30 000. C’est à dire la valeur des taxes qu’il doit à la ville pour ces trois années d’inactivités. Le propriétaire est obligé d’accepter, il n’a aucun autre choix. Se retrouvant avec tout juste de quoi payer ses dettes, la vente de sa propriété ne lui a pas rapporté un sou. Le voilà donc dépossédé de ce commerce qui, pendant soixante ans, a fait vivre quatre générations de sa famille, incluant ses enfants qui se retrouvent ainsi dépouillés de leur héritage. Et tout ça dans la légalité la plus totale.

De par son âge et sa situation géographique, ce motel a une certaine importance historique. Selon la Loi sur le Patrimoine Bâti, la Ville ne peut pas accorder au promoteur de permis pour raser la place et y construire ses condos. Il a seulement le droit de rénover la bâtisse dans le but de la remettre en état.

Par contre, tant qu’il paie ses taxes à la Ville, aucune loi ne peut l’empêcher de simplement laisser la place à l’abandon. C’est ce qu’il fait, jusqu’à ce que la dégradation naturelle et le vandalisme rende la place irrécupérable.

Avant et après l’oeuvre des vandales: fenêtres du motel brisées, poste d’essence incendié.

Pourquoi pensez-vous qu’un promoteur ne fera jamais clôturer ni surveiller adéquatement un terrain qu’il a acquis? Il en a pourtant les moyens. Ce n’est pas de la négligence de la part du promoteur. Il sait ce qu’il fait!

Il ne lui reste plus qu’à y envoyer de nouveau un inspecteur de la Ville, pour que ce dernier confirme qu’en effet, il n’y a plus rien à faire. Légalement, la bâtisse doit obligatoirement être démolie pour raisons de sécurité. Dès que l’on a atteint ce point de non-retour, le projet de construction moderne peut aller de l’avant.

Tout le processus de l’achat, la démolition, la construction et la vente peut prendre de cinq à dix ans. Ça ne dérange pas le promoteur. Bien au contraire. Car pendant ce temps-là, le développement urbain de la ville continue. Les terrains deviennent donc plus rares, et par conséquent la valeur du motel vacant ne fait qu’augmenter. Alors dès qu’il a terminé son édifice de quatre commerces et trente condos, il peut en récolter les bénéfices. En sachant qu’un condo de ce genre vaut autour d’un demi million de dollar, ceux-ci lui rapportent $15 millions. Ajoutons le terrain et les commerces, il se fait le double.

Achat: $30 000.
Vente: $30 000 000.
Profit: 1000%.

Même si on enlève les coûts de construction, disons $4.7 millions pour l’exemple, ça lui laisse $25 millions de profit.

Et voilà comment, entre le rachat d’une propriété et sa démolition, se créent une bonne partie des endroits abandonnés qui font le plaisir des explorateurs urbains.

À SUIVRE