Je me suis déjà amusé un jour à retracer le point tournant de ma vie, celui sans lequel mon existence aurait été radicalement différente.
Ce point tournant, je l’ai vécu il y a 35 ans, à l’été de 1988. J’avais 19 ans, à la veille d’en avoir 20, et j’habitais encore chez mes parents. Au début du mois de juin, ils se sont payé un emplacement sur un terrain de camping situé à St-Mathias, pas trop loin de St-Hilaire où nous habitions.
L’emplacement du terrain était parfait pour le timide introverti que j’étais à l’époque. Car tout introverti que j’étais, je mourrais d’envie de socialiser. Je ne savais juste pas comment briser la glace. Heureusement pour moi, dès que l’on a pris possession du terrain, mon père s’est vite lié d’amitié avec les voisins. Ceux-ci avaient tous des enfants de 14 à 20 ans. En se tenant ensemble, ils allaient forcément me parler, et ainsi je pourrai lier d’amitié avec des jeunes de ma génération. Nous étions situés à côté de l’entrée du terrain de jeu, donc autre proximité de jeunes de mon groupe d’âge. Mieux encore : Le soleil se levant derrière le terrain de jeu, une aire dégagée, nous avions du soleil du matin au soir.
… Et c’est justement là que se situait le problème.
Ma mère a une peau très pâle qui brûle facilement au soleil, et elle n’est pas du genre à vouloir se crémer des pieds à la tête pour sortir. D’ailleurs, en 1988, ce n’était pas encore dans les mœurs sociales de le faire. Il lui fallait donc de l’ombre, ce que notre terrain n’avait pas. Sous l’insistance de ma mère, mon père est allé demander à l’administration de changer leur emplacement actuel pour un terrain plus ombragé. Nous avons reçu le seul terrain encore disponible à cette date-là : Le tout dernier au fond du plus récent chemin à peine défriché. Peu importe l’heure du jour, ce terrain était à l’ombre. Le seul soleil qui passait entre les arbres n’éclairait qu’une partie du chemin. Et à cause de son côté encore sauvage, les rares emplacements prêts n’étaient occupés que par des vieux à la retraite qui recherchaient tranquillité et isolation.
Vous devinez que de passer du plus cool emplacement du terrain au plus ennuyant m’a causé une grande déception. Ce terrain de camping qui devait m’aider à socialiser est devenu un endroit de plus où je me retrouvais encore une fois isolé des autres, avec mes parents pour toute compagnie.
Mes parents sont devenus amis avec Jean-Jacques et Monique, leurs voisins d’en face. C’était un couple dans la fin-cinquantaine qui consommaient cigarettes et bière en chaine du matin au soir, ne portant rien d’autre comme vêtements que gougounes et maillots trop petits pour contenir leurs chairs flasques.
Leurs sujets de conversation étaient très variés. Ça allait de parler de cul, à faire des blagues de cul. Quand, comme moi à l’époque, on est un jeune snob intello à prétentions culturelles et artistiques, on ne peut pas imaginer endroit où on est le moins à sa place que celui-là. J’ai donc cessé d’accompagner mes parents au terrain de camping. Tant qu’à être isolé, aussi bien l’être dans la maison familiale, là où je n’aurai pas à souffrir de la présence envahissante parentale.
Puis, est arrivée une remarquable série de coïncidences qui allaient tracer ma vie jusqu’à aujourd’hui.
Par un très beau jour chaud et ensoleillé de mi-juillet, je décide exceptionnellement d’aller au camping, histoire de profiter de la piscine. Jean-Jacques a reçu ce jour-là la visite de sa sœur Alice. Alice était accompagnée de son conjoint Roger. Roger a eu deux enfants d’un mariage précédent. Les enfants habitent chez leur mère mais il se trouve qu’ils étaient justement en visite chez Alice et Roger cette fin de semaine-là. Ils sont donc venus avec eux au camping.
À peine débarque-t-on de l’auto que Monique m’accroche et me présente aux enfants. André a 14 ans, et sa grande sœur Édith en a 16. Elle me charge de leur faire visiter le terrain, et de les amener à la piscine. Je m’exécute avec joie.
Il y a tout de suite attirance réciproque entre Édith et moi. Mais ça ne va pas loin puisqu’elle est déjà en couple, qu’elle est fidèle. Nous gardons quand même le contact via téléphone et Postes Canada. Pas plus que quelques semaines hélas, comme ça arrivait trop souvent dans la période pré-internet.
Un an s’écoule. Elle me rappelle à la fin de l’été 1989. Elle est célibataire. On commence à sortir ensemble. Elle me trouve un travail au Dunkin Donuts où elle est employée à Montréal, dans le quartier Ville-Émard. Je déménage à Montréal et habite avec elle chez sa mère. Nous formerons un couple pendant deux ans et demi. Notre relation s’effrite lorsqu’elle part étudier à l’Université Laval à Québec.
Au Dunkin, je rencontre Kim avec qui j’ai 4 enfants, chose qui m’a forcé à vivre sous le seuil de la pauvreté jusqu’à mes 48 ans, en 2017. Et c’est suite à ça, comme je l’ai maintes fois raconté sur ce blog, que j’ai enfin pu commencer à grimper les échelons sociaux et financiers, jusqu’à ce que je devienne le préposé aux bénéficiaires que je suis en ce moment.
Si ma mère avait apprécié le soleil, on n’aurait pas changé d’emplacement. Mes parents n’auraient pas connu Jean-Jacques et Monique. Je n’aurais pas rencontré Édith. Je ne serais pas déménagé à Montréal. Je n’aurais pas travaillé dans un Dunkin Donuts à Ville-Émard. Je n’y aurais pas rencontré Kim. Je n’aurais pas eu quatre enfants avec elle, qui ne m’auraient pas fait quatre petits-enfants. Et ma vie professionnelle aurait été complètement différente.
Est-ce que ma vie aurait-elle été mieux ? Aurait-elle été pire ? Je ne le sais pas. Tout ce que je peux dire, c’est que rien n’aurait été pareil.
Et tout ça à cause du détail anodin que ma mère n’aimait pas le soleil.