Lorsqu’il s’agit de m’isoler dans le but de me garder à eux, mes parents ont développé instinctivement le principe du travail d’équipe. Par exemple, dans un billet précédent, tandis que ma mère s’affaire à m’infantiliser à mes propres yeux, mon père m’infantilise aux yeux des autres. Tandis que mon père s’arrange pour me faire perdre mes emplois, ma mère s’affaire à me faire perdre mes conjointes. Et, comme il est sujet dans ce billet, tandis que mon père me fait perdre mon argent et mes possessions, ma mère s’arrange pour me dépouiller de l’argent et des possessions qui me reviendraient de droit.
Trois ans d’économies envolées.
Je devais bien avoir six ans lorsque j’ai reçu pour la première fois de l’argent en cadeau: Un beau 5$ (à peu près $22 en argent d’aujourd’hui). Ma mère m’a alors amené ouvrir un compte à mon nom à la Banque Canadienne Nationale, aujourd’hui Banque Nationale [du Canada] ou BNC. Dans les années 70 au Québec, les banques n’offraient pas de compte spéciaux pour les mineurs, avec limites de retraits ni autres programmes qui existent aujourd’hui. Quiconque ouvrait un compte comme tout le monde avait un compte comme tout le monde. Je me souviens de la fierté que j’ai ressenti à avoir mon petit livret rectangulaire gris-pâle entre les mains. Un feeling qui ne m’a hélas duré que jusqu’à la fois suivante où je me suis retrouvé avec de l’argent. C’est qu’à partir du moment où j’ai eu ce compte de banque, à chaque fois que je recevais de l’argent à Noël, à mon anniversaire ou à toute autre occasion, mon père intervenait systématiquement en me disant avec un air autoritaire à la limite de la colère:
« Ça, tu va aller l’déposer, au lieu de l’gaspiller sur des p’tites crisses de cochonneries! »
Imaginez être enfant, être pauvre, ne pas recevoir de jouets, et ne pas avoir le droit de tirer plaisir de la seule chose que l’on te donne. Voilà pourquoi ce compte est vite devenu source de frustration. Au bout de deux ans, j’en suis même venu à espérer recevoir n’importe quelle babiole sauf de l’argent, car je savais que chaque chèque ou billet de banque reçu m’équivaudrait à une engueulade automatique de mon père, et ce sans même me laisser le temps de dire quoi que ce soit.
Un jour de Noël, je décide de montrer de la bonne volonté. Avant même d’ouvrir l’enveloppe que me remet ma grand-mère, je dis: « Youppi, de l’argent! Je vais pouvoir le déposer. »
Ce à quoi mon père répond sur son habituel ton enragé:
« T’es mieux de le faire pour de vrai au lieu de le gaspiller, mon p’tit calice. Parce que MOÉ m’as t’surveiller. »
Comme quoi, quoi que je dise, quoi que je fasse, il n’y avait jamais moyen de m’éviter ses insultes et ses menaces.
Il arrivait parfois qu’un ami, un cousin en visite ou toute autre enfant mette la main sur mon livret et y jette un oeil. À chaque fois, j’avais droit à une remarque rabaissante dans le genre de:
« HEIN? T’as juste ça? T’es donc ben pauvre! »
Quand tu as neuf ans, et que tu as passé le dernier tiers de ta vie à te faire chier à te faire soumettre de force à une épargne radicale qui ne te laisse pas profiter du moindre sou, cette humiliation supplémentaire ne fait rien pour t’aider à voir le principe de l’économie d’un bon oeil.
À l’époque, comme beaucoup de québécois, mon père a fait partie des milliers d’hommes qui sont allés à la Baie James lors de la construction des grands barrages hydroélectriques. Leur horaire allait comme suit: Deux mois de travail suivi de deux semaines de congés, qui était l’équivalent de leurs huit fins de semaines cumulées. Mon père fut embauché. Il y avait juste un problème: Il n’avait pas le $60.00 requis pour prendre l’avion pour s’y rendre. Or, dans mon compte de banque, il y avait $62.00 en argent de l’époque, fruit de trois ans de sacrifices forcés. Mes parents m’ont alors amené à la banque afin que j’en retire $60.00 et que je le remette à mon père. Il m’a rassuré comme quoi il me le remettrait à son retour. N’empêche qu’en attendant, je me sentais bien piteux à ne plus voir que $2.00 d’inscrit dans mon livret de banque, tandis que lui s’envolait avec mon argent.
À son premier congé, je le lui ai demandé. Mais il m’a dit qu’il avait des dettes bien plus urgentes à payer, et qu’il me le rendrait à sa prochaine visite.
À son second congé, je le lui ai demandé. Mais il m’a dit qu’il avait des choses bien plus importantes à régler avant de pouvoir se permettre de me le rendre, mais que je l’aurais à sa prochaine visite.
À son troisième congé, je le lui ai demandé, mais il m’a dit…
« HEILLE, TABARNAK, TU VAS-TU ARRÊTER DE M’FAIRE CHIER AVEC ÇA, CALICE!? Tu sauras que te nourrir pis t’habiller depuis que t’es né, ça m’a coûté ben plus que tes p’tits crisses de soixante piasses. Fa que farme donc ta yeule avant que j’te calisse ma main en pleine face. »
Assis sur le siège arrière du taxi qui nous ramène de l’aéroport, je reste silencieux. Dans mon cerveau de neuf ans se bousculent de lourdes pensées, alors que j’en arrive à la conclusion que son insistance pour que je sauve mon argent n’était que dans le but de me le voler. Cette expérience m’a fait devenir dépensier compulsif, habitude que j’ai gardé pour les dix années qui allaient suivre. Évidemment, ça me rapportait des insultes et des commentaires enragés et rabaissants de la part de mon père. Mais ce n’est pas non plus comme si j’y avais échappé pendant les trois ans où j’ai été économe. Au moins, là, je profitais de mon argent.
Les héritages perdus
Lorsque j’étais adolescent, l’une de mes grands-mères et l’une des tantes de ma mère m’ont chacune pris à part lors d’événements familial. L’une pour me dire qu’elle m’avait laissé une part d’héritage. L’autre pour me dire que j’étais carrément son légataire universel. À leurs morts, puisque j’étais encore mineur, mes parents ne m’ont pas permis de les accompagner au notaire. Et ma mère a refusé en mon nom mon héritage. Dans les deux cas, elle m’a servi comme justification que son but était de ne pas faire de chicanes dans la famille.
J’ai toujours accordé une grande importance à l’histoire de la famille. Aussi, tout le long de ma vie adulte, à chaque fois qu’un ainé arrivait en fin de vie, je ne demandais rien de plus que certains souvenirs de famille, tels de vieux albums de photos, de la documentation, peut-être une babiole ou deux. Rien n’ayant vraiment de valeur marchande. À chaque fois, pendant les procédures, ma mère intervenait dans mon dos auprès du notaire et des autres héritiers en disant que nous ne voulons rien. Et quand je m’adressais aux autres héritiers pour voir s’ils voudraient bien me céder ces choses, trop tard. À leurs yeux, les dites choses n’avaient aucune valeur, alors ils les avaient jetées.
Vers 2013, j’ai surpris ma mère à dire ce qui suit à Flavie, ma conjointe de l’époque:
« Ma mère m’a laissé un coffre en cèdre. Tu l’veux-tu? Sinon, moi, j’m’as l’mettre aux vidanges, y m’sert à rien. »
Je suis aussitôt intervenu, vraiment pas content, et je lui ai fait savoir ma façon de penser en lui faisant la leçon de long en large comme quoi ce n’est un secret pour personne que j’attache une grande importance à l’histoire et les souvenirs de famille. Et que c’est une chose de ne pas vouloir faire de chicane dans la famille, mais que c’en est une toute autre de me dépouiller de tout bien d’héritage qui me revient de droit, en le donnant à des étrangers ou en le jetant. J’espérais que cette fois elle avait enfin compris.
En 2019, alors que nous habitions à Sherbrooke, ma mère me montre fièrement leurs nouvelles bagues de mariage. Elle me dit que, en vieillissant, ils maigrissent, et leurs doigts étaient devenus trop petits pour leurs alliances qu’ils portaient depuis 1966. Ils s’en sont donc rachetés de nouvelles, plus petites. Ce à quoi je réplique:
« Euh… personne ne vous a jamais dit que vous pouviez juste faire ajuster vos bagues originales? Ça aurait coûté beaucoup moins cher. »
« Non, on ne le savait pas. »
« En tout cas, à moins que vous vouliez les garder, vos premières bagues vont me faire un très beau souvenir de famille. »
On entend souvent des histoires full romantiques d’hommes qui demandent leurs copines en mariage, en leur offrant une bague de famille. Et je me suis toujours imaginer vivre ce cliché un jour. C’était sans compter l’esprit tordu de ma mère.
« Ah? Tu les voulais? Fallait le dire. On ne les a plus. Je les ai jetées. »
« QUOI? »
« Ben là! On a des nouvelles bagues. Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse avec les autres? »
Ma mère a cultivé depuis tellement longtemps le réflexe de me priver de tout héritage, qu’elle a jeté aux poubelles pour plus de $2 600 d’or et de diamant plutôt que de me les léguer.
À CONCLURE