J’ai 20 ans et j’habite encore chez mes parents à Mont-Saint-Hilaire. Je rêve de faire carrière dans le milieu de la scène : Télé, cinéma, théâtre… En lisant L’œil Régional, le journal de la région, j’apprends qu’il y a un studio de télévision communautaire à Beloeil, dont les émissions passent sur la chaine 9 sur le câble.
Moi qui croyais que de tels studios ne se trouvaient qu’à Montréal, quelle aubaine que celui-là n’est qu’à quelques minutes à vélo de chez moi. Je m’y rends donc et je leur propose mes services. C’est du bénévolat, mais qu’importe, c’est l’endroit idéal pour prendre de l’expérience. La patronne et les autres dirigeants sont dans la quarantaine et la cinquantaine. On me prend à l’essai.
Au fil des semaines, je me familiarise avec le travail de studio. Les collègues me trouvent bien sympathique et apprécient mon sens de l’humour. La patronne me propose même de créer un projet d’émission humoristique à saveur de la région.
Un après-midi de fin d’été alors que je suis au studio, la patronne vient me dire que mon père est venu me chercher. Je suis surpris. D’abord parce qu’il est là sans s’annoncer. Je lui demande ce qu’il fait là. Il me répond :
« Enwèye, viens-t-en, on est venus te chercher. On vient d’acheter une maison. »
Ma surprise est totale. Premièrement, je connais très bien notre état financier. Non seulement nous avons toujours été pauvres, mon père est en ce moment sur le BS. Il n’a certainement pas les moyens de s’acheter une maison. La patronne le questionne.
« Ah oui? Dans quel coin? »
« À Otterburn Park, dans les nouveaux développements. »
Et voilà que mon père et ma patronne entament une conversation. Et mon père de décrire fièrement la maison dans ses moindres détails, et du fait que j’aurai enfin une grande chambre.
« C’est au deuxième étage. Tu vas être ben mieux là que dans ta p’tite chambre dans’ cave. »
Puis, nous partons, alors que mon père dit à la patronne :
« Je vais vous l’enlever. J’espère qu’y vous cause pas trop de troubles. »
« Stéphane? Du trouble? Ben non! Y’é tellement fin. C’est notre rayon de soleil. »
Flatté par les paroles de ma patronne, mais toujours aussi intrigué qu’incrédule au sujet de la maison, j’emboite le pas à mon père et je me dirige vers l’auto où attend ma mère. En entrant, je lui demande :
« C’est quoi cette histoire-là, que vous avez acheté une maison? »
« Hein? Ben non! On n’en a pas acheté. On est juste allé les voir, dans les nouveaux quartiers d’Otterburn. »
Comme je m’en doutais. Une autre de ses menteries. Et il a interrompu mon travail pour ça. Pris sur le siège passager arrière dans le véhicule en marche, me voilà contraint d’aller perdre mon temps à aller visiter une maison en sachant très bien que je n’y habiterai jamais. Du temps inutilement gâché que je pourrais utiliser de manière intelligente et profitable, si j’avais pu rester à travailler au studio.
En arrivant dans les nouveaux quartiers d’Otterburn Park, mon père pointe vers une maison.
« T’check! C’est celle-là! »
« Ok! Pis c’est comment en dedans? »
« On l’sait pas! » répond ma mère. « On ne l’a pas visitée. »
Je suis sous le choc. Lui qui a pris la peine de décrire la maison en détails à ma patronne, j’apprends maintenant qu’il a inventé tout ça de A à Z. Ce qui signifie que son « On vient d’acheter une maison. » c’était en réalité « On a passé en auto devant une maison neuve qu’on trouvait belle. » Et ils sont venus me chercher au studio sans prévenir, ils sont venus interrompre mon travail, et mon père a effrontément menti à ma patronne, pour ÇA? C’est aberrant.
Le weekend passe. Lundi, je suis de retour au studio. La patronne me demande :
« Et pis? Comment tu l’aimes, ta nouvelle maison? Avez-vous aménagé? »
Qu’est-ce que je suis supposé faire, maintenant? Je n’ai pas envie d’entrer dans les mensonges de mon père, à devoir moi-même mentir et improviser sur le sujet. Surtout que, si on m’a bien renseigné, il faut travailler pendant deux ou trois ans dans un studio de télé communautaire avant d’avoir une expérience assez pertinente pour être embauché dans un vrai studio. À travailler 2-3 ans avec ces gens, il est évident que l’on deviendra bons amis. Le genre qui s’offrent à te reconduire chez toi après une journée de travail. Je ne pourrai jamais leur cacher ma véritable adresse tout ce temps-là. Je n’ai donc pas le choix. À ma grande honte, je dois lui dire la vérité.
« Ils n’ont pas acheté de maison. »
« Hein? Comment ça? »
« Ils ont juste passé devant pis ils la trouvaient belle. C’est juste ça! Ils ne l’ont même pas visitée. »
« Hein? Ben voyons donc!? Pourquoi est-ce que ton père a dit qu’il l’avait achetée, d’abord? »
« Ben… Y’a menti! »
La patronne me regarde, avec au visage un air démontrant qu’elle a du mal à comprendre mes paroles. Aussi, je rajoute :
« C’est pas nouveau. Il fait toujours ça. Par exemple, l’an passé, quand on travaillait au restaurant Caruso à St-Basile, il disait aux autres cuisiniers qu’il était propriétaire de trois restaurants. Et après ça, les autres cuisiniers venaient me demander pourquoi est-ce qu’il travaillait à ce restaurant-là, si c’était vrai qu’il en possédait trois autres. Inutile de préciser que j’étais bien embarrassé de leur dire la vérité. »
La patronne continue de me regarder comme si j’étais une bête curieuse. Puis, après cinq secondes de silence, elle répond :
« Ah!? »
Puis, elle quitte la pièce. Je soupire! Pour une fois que j’avais réussi à me trouver un travail artistique, un domaine dans lequel mes parents ne connaissent rien, je me croyais à l’abri de leur mauvaise influence. Je me trompais.
À partir de ce jour-là, les choses ont changé radicalement pour moi au studio. Dans les jours et les semaines qui suivent, la patronne, les dirigeants et les collègues ne me demandent plus de les aider. D’ailleurs, c’est à peine s’ils m’adressent la parole. Et à chaque fois que je leur parle de mon projet d’émission humoristique, leurs réponses restent vagues, évoquant le fait que les caméras et studios seraient occupés dans le futur immédiat.
Cette ambiance étrange dans laquelle j’étais soudainement devenu invisible dura près de deux mois. Il n’était pas rare que j’entre au studio, que j’y passe toute la journée, et que je parte le soir, sans que l’on ne m’ait adressée la parole.
Puis, un beau lundi de début octobre, je me rends aux studios. La porte est verrouillée. Les grandes fenêtres n’ont plus leurs rideaux opaques habituels. Je regarde à l’intérieur. Toutes les pièces sont vides.
Le studio avait déménagé. Et personne ne m’en avait prévenu.
Et c’est là, devant la porte de ce local vide, désemparé devant cette situation, que j’ai réfléchi et que j’ai compris ce qui s’était passé.
La patronne et les dirigeants sont de la même génération que mon père. Alors que moi, j’étais un p’tit jeune de 20 ans. Un p’tit jeune qui traite son propre père de menteur. Dans leurs têtes, un homme de l’âge de mon père, ça n’a aucune raison de mentir. Surtout pour quelque chose d’aussi important que le fait d’avoir acheté une maison. Il n’y a aucune logique à agir comme ça. Par conséquent, quand j’ai dit que mon père avait menti, à leurs yeux, j’étais devenu l’un de ces petits jeunes délinquants qui ne respectent pas leurs parents, et qui mentent à leur sujet de façon totalement gratuite.
Ce qui fait que, à cause des mensonges de mon père, toute la télé communautaire de Beloeil ne veut plus rien savoir de moi. En tout cas, c’est la théorie qui me semble la plus plausible. Mais peu importe ce qui s’est vraiment passé, le fait demeure que tout allait bien entre moi et l’équipe de la télévision communautaire de Beloeil. Jusqu’au moment où mon père y est intervenu.
N’ayant ni l’argent ni le temps pour faire le voyage St-Hilaire / Montréal / St-Hilaire, je ne peux pas me chercher un studio de télé communautaire montréalais pour repartir à zéro. Ce qui signifie que, par ses mensonges insensés, mon père avait tué dans l’œuf ma carrière de technicien de studio de télé.
Ce n’était pas la première fois que le comportement de mon père détruisait mes chance d’avoir un emploi et/ou de faire carrière. Et ça ne sera hélas pas la dernière. Vous savez combien d’emplois j’ai eu dans ma vie? À ce jour, 26. Oui, je tiens une liste à jour depuis maintenant deux décennies. Et de cette liste, bon nombre de ceux-ci ont été perdus suite aux interventions aussi malvenues que non-sollicitées de la part de mes parents dans mon milieu de travail.
À SUIVRE