Je ne sais pas si je l’ai déjà écrit ici, et j’ai la flemme de fouiller dans une décennie de billets de blogs. Mais lorsque j’étais enfant et jeune ado, j’étais le plus maigre et faible des garçons de la classe. Je me souviens d’un jour de printemps, alors que j’avais 10 ans, en 5e année du primaire. Le prof d’éducation physique a fait sortir les quatre classes de 5e. Tous ensemble, nous avons eu à faire un sprint d’un bout à l’autre de la cour d’école. Je suis arrivé l’avant-dernier, devant Manon la fillette rachitique.
Une autre fois, peut-être la même année, peut-être la suivante, je ne sais plus… Même scénario, dans le sens que toutes les classes du même cycle furent réunies dans le gymnase, dans le but de créer plusieurs équipes pour un tournoi olympique. Avez-vous déjà vécu la situation humiliante d’être choisi en dernier pour une équipe sportive? Même humiliation ici, mais multipliée à l’infini, du fait que c’est devant tous les élèves de ton cycle, rendant du même coup ta honte universelle parmi tes pairs.
Ce genre d’expérience m’a donné une sainte horreur des événements sportifs. De toute façon, ce n’est pas comme si je pouvais en pratiquer un seul. Mes parents étaient trop pauvres pour m’acheter des patins, un bat de baseball, un ballon de basket, un skate… Pour vous donner une idée, ce n’est qu’à l’âge de onze ans, lorsque mon père travaillait à la Baie James à l’époque de la construction des grands barrages, que j’ai eu mon premier vélo.
Ce vélo fut l’un des points les plus positifs de ma vie à ce moment-là. À une époque où la télé n’avait que trois chaines francophones, et où les optométristes croyaient que regarder la télé plus d’une heure par jour causait la myopie chez l’enfant, je n’avais pas grand distraction. Internet n’existait pas encore, et même si c’eut été le cas, nous n’avions pas le budget pour une connexion et encore moins un ordinateur. Aussi, pour me distraire, je suis devenu explorateur urbain. Je parcourais le quartier, puis la ville, la montagne, les villes environnantes. Et puisque c’était ma seule distraction, je passais la majorité de mes temps libres sur ce vélo, de la fonte des neiges au printemps jusqu’à la première neige de l’hiver suivant.
Petit saut, trois ans plus tard. J’ai 14 ans et je suis à la Polyvalente en secondaire III. Pendant le cours d’éducation physique, notre prof nous amène dehors sur le terrain de sport. Sur celui-ci, il y a une piste à deux voies pour faire des sprints sur une distance d’environ vingt-cinq mètres. On me jumelle avec Dominic, le petit sportif toujours premier en tout. On s’installe sur les blocs de départs. Le prof nous donne le signal. Je pars comme une flèche. Je cours et… Je m’arrête soudain, frappé par le doute. Dominic me dépasse et termine le sprint, transformant mon doute en incompréhension. Le prof me demande :
« Eh bien? Pourquoi t’as arrêté? »
« Ben… Je pensais avoir fait un faux départ. »
Je suis revenu sur mes pas, m’interrogeant encore sur ce qui venait de se passer. Le prof m’a jumelé avec un autre. J’ai refait le sprint, cette fois-ci en courant au maximum de mes capacités. Et je l’ai terminé d’un bon trois mètres avant l’autre gars.
Je n’en revenais pas. J’étais devenu rapide. Bon, je n’avais toujours pas la résistance cardio pour être capable de faire un marathon ou un cross-country. Mais sur de courtes distances, j’étais maintenant un remarquable sprinteur. Et c’est avec un sentiment de surprise autant que d’incrédulité que j’ai vu mon nom en tête de la liste des coureurs, en tant que celui qui a réalisé le meilleurs temps. Ça n’a eu que peu d’importance au bout du compte, car la moyenne de la note était établie sur une dizaine d’activités dans lesquelles j’étais toujours aussi médiocre. Mais je m’en foutais. Car pour la première fois de ma vie, j’étais le premier de classe dans une discipline sportive. Après toute une vie à avoir été le gars le moins athlétique de toute l’école, le sentiment était euphorisant.
N’empêche que je me suis demandé en quel honneur est-ce que j’avais fait un bond si spectaculaire dans cette discipline sportive en particulier, et pas du tout dans les autres. Il ne m’a pas fallu réfléchir longtemps pour comprendre que ça avait rapport à mes trois dernières années d’utilisation de mon vélo. C’est que Saint-Hilaire, ma ville d’origine, est à flanc de montagne. Alors évidemment, à part quelques plateaux, le terrain est tout en pentes. Ça prend beaucoup plus d’efforts pour parcourir la place que sur terrain plat. Ainsi, sans m’en rendre compte, j’ai musclé mes jambes et j’en ai augmenté la force.
La meilleure, c’est que si j’avais commencé à faire du vélo dans le but de renforcer mes jambes, je me serais probablement découragé au bout de quelques jours, voire quelques semaines. Mais le fait que mon but unique était l’exploration, je ne me rendais pas compte de l’effort que je donnais. Et ainsi, cette amélioration n’a été qu’un heureux bonus surprise. Et surprise est le bon mot, car à ce moment-là, dans ma tête, il était tout à fait normal que je me fasse dépasser et distancer dès le départ. Ça avait toujours été le cas. Alors quand je n’ai pas vu Dominic devant moi, jamais je n’ai pensé que j’étais en train de le battre. J’ai automatiquement cru que j’avais fait un faux départ. Ce qui signifie qu’au sujet de la course, je n’avais aucune confiance en moi. Et c’est normal. Je ne faisais pas que me croire inférieur. Je me savais inférieur. J’avais de eu nombreuses expériences humiliantes dans mon passé pour me le prouver.
J’ai appris ce jour-là que quelque chose qui est la vérité absolue à une période de notre vie peut se transformer en impression erronée quelques temps plus tard.
Que l’on s’en rende compte ou non, nous sommes constamment sujet à l’évolution. Souvent dans le négatif, il est vrai. Mais parfois aussi dans le positif. C’est exactement ce qui s’est passé ici : Si le prof ne m’avait pas obligé à courir, jamais n’aurais-je essayé de le faire, et jamais n’aurais-je appris que j’étais devenu bon sprinteur. J’aurais passé le reste de ma vie à penser que j’étais nul en course.
26 ans plus tard, je portais la flamme olympique
Ce qui démontre qu’il ne faut jamais avoir d’idée préconçues à son propre sujet. Surtout si cette idée est négative. La mauvaise confiance en soi, c’est juste une mauvaise habitude qui ne fait que dresser devant nous des obstacles inutiles, et trop souvent sans pertinence. Voilà pourquoi c’est une habitude qu’il faut s’efforcer à perdre.