Comme dans la majorité de mes textes, les citations sont en rouge vin, le reste est noir.
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Été 1988. J’ai 20 ans. Je commence à être publié dans un magazine de musique-jeunesse nommé Wow! à raison d’une page de BD par mois. Je ne porte plus sur terre, je considère que mon talent exceptionnel va faire de moi un millionnaire avant mes 25 ans. En attendant, je ne manque aucune occasion de faire valoir mon talent et ma tête enflée.
Les villes de St-Hilaire, Beloeil, Otterburn Park et McMasterville sont toutes couvertes par le même journal : L’Oeil Régional qui parait une fois par semaine et est distribué gratuitement à toutes les portes. En le feuilletant, j’y trouve une capsule annonçant un concours organisé par le Comité de Protection du Voisinage de Beloeil.
Créer quelque chose qui sera officiellement utilisé dans la région? Par la Ville de Beloeil? Pendant des années? En plus du boulot que j’ai déjà à Wow!? Voilà qui ne peut qu’enrichir mon CV de manière à démontrer à quel point je suis talentueux et professionnel. Je décide de participer.
Je n’ai peut-être que vingt-ans-dans-trois-semaines-moins-deux-jours, je suis familier avec le concept du lieu commun. Puisque les cambriolages et le vandalisme se font surtout la nuit, je devine que la plupart des participants vont leur suggérer un hibou comme mascotte. Normal; cet animal est nocturne et possède une vision et une ouïe qui sont ultra-performantes. Et son nom sera probablement un jeu de mots qui ressemble à hibou, dans le style de Hiédebou. (« Il est debout » avec accent québécois.) Bref, il s’agit d’un cliché, d’une réponse commune que vont donner les gens sans imagination.
Généralement, dans un concours ou bien un tirage, il y a une grande part de chance qui influence la victoire. Dans ce cas-ci, si plusieurs personnes suggèrent un hibou, et que le comité n’a rien reçu de mieux comme concept, alors ils vont faire un tirage au sort entre ceux-là. À partir de là, le gagnant ne sera pas celui qui aura pondu le meilleur concept, mais bien celui qui aura le plus de chance. Or, j’ai passé ma vie à entendre les gens dire que « La chance, c’est quelque chose que l’on se fait soi-même! » Aussi, histoire de faire en sorte de mettre toutes les chances de mon côté, je cherche une idée qui va se démarquer par son originalité, tout en étant malgré tout étroitement liée au thème du concours et de l’organisme.
Au bout d’une heure, je trouve le concept le plus songé et le plus pertinent qui soit : Un castor nommé Jéloeil. Je prends une feuille blanche et je le dessine.
J’écris ensuite une lettre de présentation dans laquelle j’explique, en trois points, pourquoi mon concept est le meilleur :
- Son nom est un jeu de mot. Non seulement c’est Beloeil avec un J à la place du B, ça ce prononce «J’ai l’oeil», ce qui signifie qu’il surveille, ce qui cadre très bien avec le programme du Comité de Protection du Voisinage de Beloeil.
- Comme les beloeillois, les castors habitent près d’un cours d’eau. Dans ce cas-ci, la rivière Richelieu.
- Les castors comptent toujours au moins un surveillant dans leur communauté. À l’approche d’un danger, le castor martèle le sol de sa queue afin de donner l’alerte aux autres. Là encore, cette attitude correspond avec le programme du Comité de Protection du Voisinage.
Je me retiens très fort de faire un commentaire comme quoi ça pourrait être amusant de voir un résident de Beloeil donner l’alerte en martelant le sol de sa queue. Je signe ma lettre, j’y joins le dessin, et je poste le tout à l’adresse fournie dans le journal. Il ne me reste plus qu’à attendre patiemment des nouvelles de ce qui ne peut être que ma victoire.
Trois semaines plus tard, le téléphone sonne. Je réponds. C’est un membre du Comité de Protection du Voisinage de Beloeil, qui me dit:
« Monsieur Johnson? Nous avons bien reçu votre soumission, et de toutes celles que nous avons eues, elle nous a semblé être la plus intéressante. »
« Euh… Vous voulez-tu dire que j’ai gagné ? C’est moi qui a gagné le concours de mascotte ? »
« Exactement ! Toutes mes félicitations. »
Et voilà! Je le savais bien qu’aucun autre participant ne pouvait faire compétition contre un concept aussi génial que le mien. Je manque peut-être de modestie, il reste que c’est ça quand même.
« Avec votre soumission, vous avez juste mis votre nom et votre numéro de téléphone. J’aurais besoin de votre adresse. C’est pour vous envoyer les documents officiels concernant votre victoire, ainsi que le contrat au sujet des droits pour le nom et l’image de la mascotte, sans oublier bien sûr votre prix d’une valeur de cinq-cent dollars. »
En 1988, le salaire minimum est de $4.75 de l’heure. En argent d’aujourd’hui, où il est rendu à $10.75, ce premier prix équivaut à $1 131.58. Ça vous donne une idée de ce que ça représente comme somme, lorsque l’on a vingt ans et que l’on vit gratuitement chez nos parents.
« WOW! Je ne me souviens pas qu’il y avait mention de ça dans l’article de l’Oeil Régional. »
« Un oubli! Ça arrive! Alors, votre adresse? »
« Bien sûr ! C’est : 14 rue St-Charles, St-Hilaire, J3H 2Z8. »
« D’accord! Euh… Un instant s’il vous plait, je dois vérifier quelque chose. »
Et il me met en attente. J’en profite pour aller m’asseoir à ma table de travail. J’ouvre le premier tiroir et j’en tire la découpure de journal annonçant le concours. Je la relis, tout fier de moi. Je rêvasse déjà sur ce que je vais faire de cet argent. Les possibilités semblent infinies. Ça fait cinq ans que je rêve de me payer un vrai bon système de son pour remplacer le vieux meuble pick-up des années 60 qui prend tant de place dans ma chambre. Ou peut-être pourrais-je me payer des cours de conduite? Il y a justement un voisin qui vend son vieux bazou pour $300.00, il m’en resterait assez pour me payer mon permis de conduire. Le monsieur du comité revient en ligne.
« Monsieur Johnson? »
« Oui ? »
« Bon, euh… Je suis allé vérifier, et c’est comme je le pensais… Le concours s’adressait seulement aux résidents de Beloeil. »
Je sens comme un gouffre immense qui s’ouvre sous mes pieds. Je tente de m’accrocher à quelque chose.
« Mais… Mais c’était pas précisé dans l’Oeil Régional, ça. »
« C’est possible, mais je ne pourrais pas le dire. »
« Ben MOI je peux vous le dire, j’ai la découpure de l’article drette sous mes yeux en ce moment-même. Ça dit que LA POPULATION est invitée à participer. Nulle-part c’est précisé la population de quelle ville. »
« Un oubli! Ça arrive! Je suis désolé. »
« Mais… Mais vous l’avez dit vous-même, que c’est mon concept qui est le meilleur. Vous ne voulez pas que votre comité soit représenté par le meilleur concept? »
« Ben, comprenez… Le prix est offert par la Ville de Beloeil pour un organisme censé protéger les résidents de Beloeil. On peut pas faire gagner quelqu’un qui n’habite pas à Beloeil. »
En désespoir de cause, je pense vite en cherchant quelqu’un dans mon entourage qui habite Beloeil. Je songe aussitôt à Gina, la blonde de mon bon copain Carl. Je propose donc à mon interlocuteur le premier truc qui me passe en tête.
« Écoutez! Si c’est ça le problème, j’ai une solution: J’ai une amie, Gina Desbiens, qui habite Beloeil. Je peux m’arranger avec elle pour faire passer que c’est son concept, comme ça je… »
« Gina Desbiens? Vous parlez de la fille de Jacques Desbiens? »
« Euh, oui! Vous la connaissez? »
« C’est la fille de mon boss! Jacques Desbiens, c’est le président du Comité de Protection du Voisinage de Beloeil. »
La mâchoire m’en tombe. Je savais déjà que le père de Gina travaillait pour la Ville de Beloeil. N’empêche, quelle coïncidence extraordinaire, pour ne pas dire extraordinairement chiante, qu’il dirige justement le comité qui organise ce concours. Et comme dans tous les concours, la Loi interdit aux employés de ceux qui l’organisent, ainsi que les membres de leurs familles, d’y participer. Alors la fille du président du comité, pensez-donc.
Me voilà donc à court d’options. Impossible pour moi de rattraper le coup. Le monsieur me salue et raccroche. Après m’être fait miroiter gloire et richesse, je n’aurai pas de mascotte à mon nom, rien à ajouter à mon CV. Quant au chèque de $500.00, il m’est passé sous le nez tellement vite que je n’ai même pas eu le temps de le voir, encore moins de le toucher.
Je songe un instant à avoir recours aux services d’un avocat. Techniquement, puisqu’il n’était fait mention nulle-part que le concours était fermé pour les non-résidents de Beloeil, ils n’avaient aucune raison légale de revenir sur leur décision et me refuser mon prix. Aussi, il y a de grandes chances que la Cour les force à se rétracter, afin qu’ils me redonnent la victoire et les prix qui me reviennent de droit.
Mais voilà, est-ce que je veux me brouiller avec mes amis? Parce que ça m’étonnerait que Carl, Gina et le reste de la gang approuvent que je poursuive en Justice le père de Gina. Et puisque, pour se défendre, le père de Gina va évoquer que la faute est à l’Oeil Régional pour avoir négligé de préciser cette information, alors les dirigeants de ce journal vont évidemment être contacté. Ils vont certainement prendre en ombrage le fait que, à cause de moi, ils passent comme étant responsables de cette poursuite. Je vais donc me mettre ce journal à dos. Ils ne manqueront certainement pas d’en parler dans leurs pages en me donnant le mauvais rôle. Est-ce que je veux vraiment prendre le risque qu’ils gâchent ma réputation dans ma propre ville ainsi que dans toutes les villes de la région? Que je gagne ou que je perds, ce sont eux qui en contrôleront l’information. Alors aux yeux du public, je resterai un loser.
Et surtout: Pour qu’un juge me donne raison, encore faut-il que je puisse prouver que je suis bien le gagnant original. Elle est où, ma preuve? Ce n’est pas comme si j’avais enregistré la conversation téléphonique. S’ils nient, ça finit là, j’ai zéro recours.
Et puis d’abord, où est-ce que je vais le prendre, l’argent pour me le payer, l’avocat? Il va certainement me coûter les $500.00 que je cherche à récupérer, sinon plus. Bon, si je gagne, je suppose que la partie perdante va payer mes frais de cour. Mais sans preuve, comment puis-je gagner?
Là encore, me voilà à court d’options. Là encore, impossible pour moi de rattraper le coup. Aussi injuste que soit la situation, je n’ai pas le choix. Je suis obligé de l’accepter et de fermer ma gueule.
Un mois et demi plus tard, en lisant l’Oeil Régional, j’y vois un article au sujet du Comité de Protection du Voisinage de la Ville de Beloeil. Le gagnant du concours, un résident de Beloeil, y pose fièrement auprès d’un poster de sa mascotte… Un hibou nommé Yvoitou.
Hum!? Aucune mention d’un chèque de $500.00? Et c’est quoi, ce premier prix sous forme d’un système d’alarme? Je réalise que ça voudrait dire qu’il n’avait jamais été question d’un prix en argent. Lorsque le monsieur m’a dit que j’avais remporté le premier prix d’une valeur de $500.00, il voulait dire que le système d’alarme coûtait $500.00. Raison de plus de ne pas insister pour faire valoir mes droits. N’empêche, c’est chiant quand même.
Le lendemain, un lundi, tel qu’annoncé dans cet article, je reçois une lettre me disant que pour ma participation au concours, je me suis mérité un T-Shirt Yvoitou, ainsi qu’une promenade dans les rues de Beloeil en tant que passager dans une auto de police. (Faut pas s’étonner de ce prix de rednecks. C’était Beloeil dans les années 80.) Je ne pense pas surprendre grand’ monde en disant que je ne suis jamais allé réclamer mes prix. C’est déjà bien assez frustrant de m’être fait enlever ma victoire, je ne vais certainement pas m’humilier davantage en arborant ce T-shirt qui ne serait pour moi que le symbole de mon loserisme.
J’ai mis vingt ans à tirer une leçon profitable de cette mésaventure. Et cette leçon, je la disais déjà en 2010 dans mon billet Les Trois Raisons Possibles de l’Échec:
Désolé pour tous les bien-pensants qui nous font la morale avec leur réponse universelle comme quoi tout est de notre responsabilité. Mais non, les échecs ne s’expliquent pas tous par une seule et unique raison. La réalité, c’est que l’échec peut être dû à une, deux ou bien les trois raisons suivantes.
- Ta propre faute: Un abandon, de mauvaise décisions, de la négligence, une gaffe, créer des tensions, avoir choisi un projet irréaliste ou hors de sa portée, etc. Consciemment ou non, beaucoup de gens se sabotent eux-mêmes.
- La faute des autres: Il est très rare que l’on n’ait à compter sur personne d’autre que nous-mêmes pour réussir. Et quand celui qui a le pouvoir d’en faire une réussite ou un échec décide que ce sera un échec, alors rien à faire, ce sera un échec. Et ça, c’est sans compter ceux qui vont délibérément te saboter.
- Le hasard. Il arrive que des hasards malheureux et imprévus se produisent et ont comme conséquence de saboter ton projet. Une panne. Un problème de santé. Un accident. Ce sont des choses qui arrivent sans que rien ni personne ne puissent les prévenir, les contrôler ou les contourner.
Parce que quand on commence à croire que tout ce qui nous arrive, sans aucune exception, est toujours de notre faute, on finit par perdre contact avec la réalité.
Lorsque c’est le hasard qui te sabote, comme ce fut le cas avec mon concours de mascotte, ça ne sert à rien d’essayer de se remettre en question. J’avais tout ce qu’il fallait pour gagner. La preuve, j’avais gagné. Le fait que je n’habitais pas la bonne ville, et le fait que ma seule amie de Beloeil était la fille de l’organisateur du concours, ça n’avait rien à voir avec mes faits, gestes, talents, décisions ou autre. C’était juste le hasard. Ce qui démontre que ceux qui affirment que « La chance, c’est quelque chose que l’on se fait soi-même! » ne savent pas, et n’ont jamais su, de quoi ils parlent.
La seule leçon que l’on puisse tirer d’un fait du hasard, c’est qu’il n’y a aucune leçon à tirer d’un fait du hasard.