Été 1995. J’ai 26 ans. J’habite avec Kim. 21 ans, 5’2″ (158 cm), blonde, obèse, menton fuyant et dents croches. Nous avons deux enfants, William, 20 mois, et Alexandre, 5 mois. Ni Kim ni moi ne travaillons. Nous sommes sur le BS, ce qui me laisse pas mal de temps pour dessiner. Je viens d’ailleurs de terminer Requin Roll no.4, Spécial Été ‘95, un fanzine de bandes dessinées dont je suis très fier car j’en ai réalisé les 44 pages à moi tout seul, en l’espace de trois mois.
La meilleure amie de Kim se nomme Linda. Elle a 24 ans, mesure 5’7″ (173 cm). Blonde, mince, fumeuse et amatrice de bière tablette. Elle a une fille de 7 ans nommée Sara, dont le père officiel n’est pas le vrai père, ce que tout l’monde sait sauf le pauvre gars en question qui se ruine en pension alimentaire sans avoir le droit de voir celle qu’il croit être sa fille. Linda est célibataire, ou du moins n’a pas de chum officiel. Elle a la réputation bien méritée de coucher avec n’importe qui, et elle incite ses amies à en faire autant, surtout celles qui sont déjà en couple. Je crois comprendre qu’elle essaye souvent de convaincre Kim qu’il est anormal de passer sa vie avec le premier homme avec qui on a couché, donc qu’elle pourrait trouver bien mieux que moi. Puisque Linda est, pour ainsi dire, la seule amie de Kim, je laisse passer sans rien dire ses tentatives de nous séparer. De toute façon, sans vouloir être gratuitement mesquin, je pense bien que Kim se doute qu’avec son physique et sa personnalité, elle aurait bien de la difficulté à trouver un autre gars qui voudrait d’elle. Quand on cesse de prendre la pilule en secret pour tomber enceinte dans le but de coincer un gars dans une relation, ce n’est pas parce qu’on est populaire auprès des hommes. Aussi, je suis confiant que Linda perd son temps.
Un beau jour, Linda vient nous inviter à passer une semaine au terrain de camping avec elle et son Mononc’ Roger. Le titre d’oncle de cet homme est purement symbolique. 45 ans, mince sauf à la taille où il arbore une bedaine de bière, moustache, le haut du crâne dégarni, il est toujours habillé d’un vieux jeans sale et d’un débardeur, il boit de la O’Keefe et fume des Du Maurier en chaîne. Jusqu’au printemps dernier, il était l’amant de la mère de Linda. Maintenant, il est toujours rendu chez Linda. On se doute bien pourquoi même si on hésite à croire que Linda puisse tomber si bas dans son choix d’amants.
On a beau dire que les gens qui vivent de prestations de Bien-Être Social sont des paresseux, être parents d’enfants en bas âges tout en tenant maison, c’est du boulot. Aussi, l’idée de passer quelques jours de vacances, strictement entre adultes, n’est pas pour nous déplaire. Nous sommes donc allés déposer les enfants chez leurs grands-parents dans l’avant-midi, nous sommes rentrés, nous avons dinés, nous avons préparés des lunchs pour le souper, nous avons préparés nos bagages, et nous sommes embarqués dans le Station Wagon de Roger que je surnommais à juste titre La RouilleMobile.
Alors que l’on prend la route, je constate un truc qui m’avait échappé jusque-là. Quelques années plus tôt, à l’époque où je travaillais comme pâtissier au Dunkin Donuts, incluant la courte période où j’ai travaillé à deux de leurs succursales simultanément, l’un de jour et l’autre de nuit, jamais je n’aurais eu le temps et encore moins l’argent de me payer ne serait-ce qu’une fin de semaine de vacances dans un terrain de camping. Je me souviens très bien qu’au bout du mois, dès que mes obligations étaient payées, c’est-à-dire le loyer, l’électricité, le chauffage au gaz, le téléphone et la nourriture, il ne me restait que $9.00. Même pas de quoi se payer un repas pour deux au McDo.
En tombant enceinte, Kim a eu automatiquement le droit de lâcher son travail, puis de demander et obtenir des prestations mensuelles de BS. J’avais donc deux choix :
- Continuer de travailler comme un malade, donc continuer à ne pas avoir de vie tout en réussissant à tout juste survivre en couvrant mes besoins de base.
- Ou aller aménager avec Kim en tant que conjoint officiel. Étant déjà officiellement le père de son enfant, je serais automatiquement accepté dans son dossier et son chèque, et on vivrait sur des prestations gouvernementales. Prestations qui non seulement nous rapportent plus que deux salaires, et plusieurs soins médicaux importants, comme nos traitements dentaires, sont gratuits.
Un gars a beau être vaillant et avoir de l’orgueil, il vient un temps où il n’a pas le choix de constater que la société ne fait rien pour l’encourager à travailler, s’il n’a pas les diplômes requis pour pouvoir occuper un poste qui paie plus que le salaire minimum. J’en arrive donc à l’aberrante-quoique-réaliste conclusion comme quoi dans notre société, si tu veux jouir de ta liberté tout en étant à l’abri du besoin, il faut être ou bien très riche ou bien très pauvre. Ce sont ceux qui sont entre les deux, les gens [tra]vaillants, qui se retrouvent perdants dans ce système. (Ça a probablement changé depuis, mais c’était comme ça en 1995.)
Après une heure et demie de route, nous sommes arrivés au Camping Chez Roger. Aucun rapport avec l’autre Roger, ce n’était qu’une coïncidence. Il s’agit d’un terrain de camping où l’on retrouve à la fois des gens installés en permanence pour la saison, et des terrains vides pour location. Ils sont répartis tout autour d’un lac artificiel.
On nous loue un terrain de l’autre côté du lac. On s’y rend et on s’y stationne. Le terrain comporte deux arbres, un cercle de pierres pour feu de camp, une table de pique-nique, un robinet d’eau potable et deux prises de courant. On sort nos affaires et on installe nos deux tentes.
Tandis que Roger s’en va sur les terrains voisins afin de renouer avec de vieilles connaissances, Linda, Kim et moi partons explorer l’endroit. Il y a le quartier des tentes où nous sommes installés, suivi du quartier des tentes-roulottes, tous deux réservés pour les vacanciers de passage. Puis il y a le quartier des résidents permanents pour la saison, où s’enlignent bungalows, petits chalets et maisons mobiles. On débouche sur un terrain de jeux avec balançoires, carrés de sable, glissades, cages et autres trucs propres à amuser les enfants et les inciter à s’y casser la gueule par accident. Puis il y a un mini-putt. Deux, en fait : Un pour les touristes et les jeunes, et l’autre pour les vieux et les permanents qui prennent leur jeu au sérieux et ont zéro tolérance pour la présence des touristes et des jeunes.
Puis arrive la partie boisée, qui finit par nous amener de l’autre côté du lac, là où il y a la plage de terre jaune sablonneuse, plusieurs tables de pique-nique, la longue bâtisse qui sert à la fois de douches, toilettes publiques, cantine-resto, salle de danse, magasin général et bureaux de l’administration. Nous y entrons. Linda achète une bière tablette, tout en devant expliquer à la caissière qu’il s’agit tout simplement d’une bière laissée à température pièce. Kim s’en prend une au frigo. Quant à moi, je choisis une canette de Coke Classique. Avec un petit sourire moqueur, Linda me dit :
« Un Coke? Wow! T’as-tu douze ans? Quand-est-ce que tu vas faire un homme de toi? »
Bien que dite sur le ton de la blague, cette remarque n’en exprime pas moins le mépris que Linda porte contre tous ceux qui ne partagent pas ses goûts et son style de vie. Aussi, sur le même ton blagueur, je lui réplique moi-même ma façon de penser :
« Ben, étant donné que je suis père deux fois, et que je n’ai jamais abandonné la mère de mes enfants, je pense que ça fait au moins deux ans que je prouve que j’en suis un. »
J’ai songé à rajouter « Contrairement à la majorité des gars que tu fréquentes, incluant le vrai père de ta fille, qui, EUX, boivent de l’alcool. », mais je crois que ce serait superflu. Mon message est passé. Subtilement, en sous-entendu, mais il est passé. La raison pourquoi je ne réponds pas directement à ses affronts, c’est que notre séjour commence à peine. Il serait donc assez malvenu de ma part de foutre une mauvaise ambiance entre nous dès le départ. Sans oublier que, techniquement, nous sommes ses invités. Je me satisfais donc de ma première réplique.
C’est sûr que j’aurais pu lui dire la vérité, c’est-à-dire lui expliquer que non seulement n’ai-je jamais aimé le goût de la bière, ça coûte de deux à trois fois plus cher que toute autre boisson sans alcool. Pourquoi est-ce que je ferais exprès de payer plus cher une consommation qui me serait désagréable au goût? Et puisque je suis ici pour m’amuser, je préfère le stimulant que me procure le sucre du Coke, au relaxant que me procurerait l’alcool. Mais bon, pourquoi est-ce que je devrais me justifier de mon choix de rafraîchissement, surtout s’il n’est ni illégal ni immoral, et surtout à elle?
Nous allons nous installer sur une table de pique-nique près de la plage. Tandis que Kim et Linda jasent, je regarde les gens autour. Je constate que les vacanciers, aussi bien permanents que de passage, sont de fiers représentants du Québécois pure-laine dans son terroir: Rien que des blancs. Presque tous les adultes boivent de la bière et/ou fument, et pas toujours du tabac. Seuls les moins de 25 ans sont minces, les autres ont un physique qui va de légèrement ventru à obèse morbide. Beaucoup de gens qui sont dans mon groupe d’âge portent encore la moustache et la coupe Longueuil, comme s’ils ne s’étaient pas rendus compte que la mode avait évoluée ces dix dernières années. Se berçant plus loin, il y a plusieurs vieilles et grosses madames qui, cigarette à la gueule et bière à la main, se font bronzer dans leurs maillots d’où débordent leurs chairs flasques et tachetées par des années d’exposition au soleil.
« C’est quelle p’tite salope, que tu regardes fixement d’même? »
Cette question que m’adresse Kim ne me surprends pas. Elle s’est toujours montrée aussi possessive que soupçonneuse. De la main, je lui montre la grappe de grands-mères huilées qui bronzent en lui donnant une réponse en mesure de la satisfaire.
« À l’âge qu’elles sont rendues, ça fait ben longtemps qu’elles ne sont plus ni petites ni salopes. »
« Fais attention! » Dit Linda en s’adressant à Kim. « Ton chum commence à reluquer les p’tites vieilles. »
« Ça m’surprends pas! Y’é tellement obsédé sexuel que pour lui, un trou, c’t’un trou! »
Commentaire totalement gratuit qui ne reflète en rien mon comportement et encore moins ma personnalité. Mais s’il fallait que je réplique à chaque fois que Kim dit une vacherie injustifiée à mon sujet en ma présence, on passerait nos journées entières à s’engueuler. Voilà pourquoi j’endure et me tais. Il faut dire que l’endroit est joli, les gens ont l’air sympathique, les champs et les bois m’enchantent en me rappelant mon enfance à Saint-Hilaire, loin de la grande ville. Alors si je continue ainsi à contourner les remarques désobligeantes de Kim et Linda, et que je ne fais rien pour provoquer les crises de jalousies possessives de Kim, je sens que je vais passer un séjour agréable.
Alors que le soleil se couche, nous rentrons au terrain. Roger y est déjà, avec une caisse de 24 bières. Il nous en offre, je décline poliment. J’allume un feu tandis que Linda branche sa radio et l’accroche à une branche d’arbre. Nous nous assoyons autour du feu et commençons à jaser. Je donne mes impressions sur l’endroit, qui sont toutes positives. Nous sommes interrompus par la mégère du terrain voisin qui se plaint que notre feu l’enfume.
« J’ai pas payé pour me faire gâcher ma semaine à devoir endurer la boucane des autres. »
Linda, ne manquant jamais une opportunité de me faire mal paraître, me pointe du doigt en disant:
« Ben là, c’pas d’notre faute. C’est lui qui tenait à faire du feu. »
Puisque techniquement c’est vrai, j’encaisse l’humiliation en silence. Sans avoir de contenant afin d’amener l’eau du robinet jusqu’au feu, me voilà obligé de devoir l’éteindre en sacrifiant ma réserve de quatre litres d’eau. J’en serai quitte pour boire au robinet pendant notre séjour. Sans feu ni distractions ni rien d’autre à faire, on entre chacun dans nos tentes et on se couche.
Kim, qui n’a pas une once de subtilité, m’empoigne aussitôt l’entre-jambe afin de me passer le message comme quoi elle a envie de sexe. On commence donc à se cajoler. Mais au bout de quelques minutes, en provenance de l’autre tente, on entend des cris et gémissements que l’on pourrait croire être tirés de la trame sonore de films pornos. Sauf que l’on reconnait clairement les voix de Linda et Roger. Voilà qui confirme ce que l’on croyait à leur sujet. L’image mentale que je me fais de ces deux-là en pleine séance de awignahan me dégoûte un peu, je dois dire. Mais je n’ai pas le temps d’exprimer la chose à Kim qu’elle me lâche et me tourne le dos.
« Euh… Y’a un problème? »
« J’ai pas envie que tu me fourres juste pass’que tu tu bandes à cause des cris de salope à Linda. »
Et voilà! Même sans avoir fait quoi que ce soit pour provoquer la jalousie de Kim, je n’y ai pas échappé. Je pousse un soupir, me retourne et m’endors sous le tap-tap des gouttes de pluies qui commencent à tomber sur la tente.
FIN DE LA PREMIÈRE JOURNÉE
La suite demain.
___
Abonnez-vous à la page Facebook de Mes Prétentions de Sagesse.
Ping : Harceler pour se victimiser | Mes Prétentions de Sagesse