Lorsque l’on évolue dans un milieu saturé par de grosses sommes d’argent, c’est comme être dans un autre monde. Un univers dans lequel les règles sont non-seulement abusives, elles ne font aucun sens pour le reste de la population.
Cette anecdote remonte à l’année 1997 et se passe au Casino de Montréal, alors ouvert depuis quatre ans. Elle est arrivée à Cédric, un ami que j’ai perdu de vue depuis.
Je venais de terminer deux ans de cégep et je travaillais depuis peu pour La Boite, une compagnie d’informatique. Puisque je n’en étais qu’à mes premières semaines, j’y gagnais $11 de l’heure avec promesse (qu’ils tiendront) que ça allait monter à $14 si je faisais l’affaire une fois ma formation terminée. À une époque où le salaire minimum était $6.80, le mien était fort honorable, même s’il n’était encore qu’à $11.
Un soir, Cédric m’appelle pour me faire l’offre suivante :
« Ça te tentes-tu de torcher des bécosses à seize piasses de l’heure a’ec moé ? »
Il m’apprend qu’il vient de se faire embaucher au Casino de Montréal en tant que préposé au ménage. Et bien que le travail ne consistât pas seulement qu’à nettoyer des toilettes, comme il me l’avait si poétiquement décrit dans son offre, le travail payait effectivement $16 l’heure. Et puisque c’était $5 de plus que mon travail à La Boite, il a pensé à me référer afin que nous puissions travailler ensemble.
Bien que le travail de concierge était moins stressant, moins compliqué et beaucoup plus payant que celui que j’allais avoir à faire pour La Boite, j’ai décliné. Il faut préciser qu’à l’époque, j’avais des idées de grandeur qui me donnaient un côté snob, limite discriminatoire. Dans ma tête, être concierge, je ne pouvais pas imaginer plus bas de gamme comme métier. Alors même si le salaire était extrêmement concurrentiel, je préférais garder mon travail de bureau. Parce que celui-là, au moins, je pouvais en être fier. (Si on m’avait dit à ce moment-là que je deviendrais moi-même concierge de 2012 à 2018, je ne l’aurais jamais cru.)
Histoire de m’influencer à changer de carrière, Cédric allait m’appeler quotidiennement afin de me raconter ses expériences de travail. Il ne s’attendait juste pas à ce que ces expériences soient aussi mauvaises.
LA CONCIERGERIE AU CASINO, JOUR 1.
Peu après la fin de son heure de diner, Cédric est convoqué au bureau des ressources humaines. Ils ont reçu des plaintes contre lui. À quel sujet ? Eh bien, pendant son heure de diner, il est allé faire un brin de conversation avec des préposé(e)s aux tables de jeux, également en pause de diner.
« Un employé du ménage n’a pas à s’adresser aux employés situés aux échelons supérieurs, et encore moins aller s’asseoir à leurs tables. Au fond de la salle à diner, il y a une porte sur laquelle c’est écrit SECTION RÉSERVÉE AUX EMPLOYÉS D’ENTRETIEN. Tiens-toi-le pour dit ! »
Et c’est ainsi que Cédric apprit que les employés du Casino n’étaient pas tous égaux. L’élitisme et la ségrégation régnait entre eux, et ce avec l’approbation de la Direction.
LA CONCIERGERIE AU CASINO, JOUR 2.
Ce jour-là, il pleuvait. Alors que Cédric faisait sa ronde à l’extérieur afin de ramasser les déchets sur les pelouses longeant le bâtiment, il constata un problème à une gouttière. Le tuyau qui descendait d’un mur était courbé au sol et continuait un mètre plus loin, où il se terminait au-dessus de la grille d’un égout. Or, à 50 cm au-dessus du sol, le tuyau était brisé. L’eau en sortait en une cascade sur la pelouse, ce qui menaçait de l’abimer et d’éroder une partie du terrain. En bon employé soucieux d’éviter des frais à son patron, Cédric a remis en place la section brisée du tuyau, qu’il a consolidé avec le ruban adhésif Duct Tape qu’il avait sur lui. L’eau coulait de nouveau dans son tuyau jusqu’à l’égout sans toucher à la pelouse.
Il avait presque terminé son quart de travail lorsqu’il fut convoqué au bureau des ressources humaines. Ils ont reçu des plaintes contre lui. À quel sujet ? Le fait qu’il a réparé la gouttière.
« En faisant ça, tu as enlevé du travail au menuisier en l’empêchant de changer la tuyauterie, et au paysagiste en lui enlevant des dégâts de terrain à arranger. Ces hommes auraient été supposés faire du temps supplémentaire pour réparer les dégâts. Et maintenant, à cause de toi, ils n’ont rien à faire. En te mêlant de ce qui ne te regarde pas, tu les as privés de leurs revenus. C’est une faute très grave. »
Et c’est ainsi que Cédric apprit que les employés du Casino n’avaient pas à éviter des frais à leur employeur. Ils devaient s’en tenir à leurs définitions de tâches, rien de plus.
LA CONCIERGERIE AU CASINO, JOUR 3.
De nos jours, le Casino est ouvert 24h. Mais à l’époque, il était fermé la nuit de 03:00 à 06:00. Pendant sa pause de diner, alors qu’il attendait à la caisse, Cédric a entendu un bout de conversation entre deux hommes qui faisaient partie du personnel administratif. Ils discutaient du fait que les cinq membres du boys band The Backstreet Boys étaient en tournée à Montréal. Et qu’ils avaient demandés, et obtenus, la permission de venir visiter le Casino la nuit, pendant les heures de fermeture.
De retour au boulot après diner, le chef du personnel convoque les employés de ménage. Il leur demande d’être particulièrement méticuleux ce soir, en faisant bien en sorte que tout reluise. Afin de démontrer son sérieux et rassurer son chef, Cédric répond fièrement :
« C’est sûr que pour la visite des Backstreet Boys, on va mettre les bouchées doubles pour que tout soit impeccable. »
Trente minutes plus tard, Cédric est convoqué au bureau des ressources humaines. Ils ont reçu une plainte contre lui. À quel sujet ? Son commentaire sur la visite des Backstreet Boys.
« Quoi ? Parce que j’étais pas supposé en parler ? »
« Non ! Parce que t’étais pas supposé le savoir ! »
» Ben là! C’est les deux gars du personnel administratif qui en ont parlé dans la cafétéria. C’est quand même pas de ma faute si je les ai entendus. «
» Oui ! Si tu étais resté dans la section réservée au personnel de l’entretient ménager comme je t’ai dit de le faire hier, tu n’aurais pas entendus des renseignements qui ne te concernaient pas. »
» On faisait tous les trois la queue à la caisse avec nos plateaux de repas. Ils étaient juste derrière moi. J’étais supposé faire quoi? Me boucher les oreilles jusqu’à ce que j’arrive dans ma section? «
» Ça ne change rien au fait que c’est la troisième plainte sur ton dossier en trois jours. Conformément aux réglements de Loto-Québec et de la Régie des Loteries et Courses du Québec, après trois avertissements, c’est un renvoi. «
On lui a aussitôt confisqué ses clés, sa carte d’accès, son uniforme. C’est sous escorte étroite de deux membres de la sécurité qu’on l’a raccompagné jusqu’à son casier pour qu’il récupère ses affaires avant qu’on l’expulse des lieux en lui rappelant bien qu’il lui sera interdit de revenir au Casino pendant deux ans sous peine de poursuite judiciaire. (Un réglement crée afin d’éviter que des ex-employés frustrés reviennent se venger.)
Et c’est ainsi que Cédric apprit que la logique n’a aucun poids sur la balance de la justice lorsque d’un côté il y a deux membres du personnel administratif, et de l’autre il n’y a qu’un concierge embauché l’avant-veille, dont le dossier comporte déjà deux plaintes à son actif.
Comme quoi les boulots les plus payants viennent trop souvent des règles qui, dans le monde extérieur, ne font absolument aucun sens. Et c’est ce qui rend ces boulots très faciles à perdre. Je ne pouvais que me féliciter d’avoir gardé mon travail à La Boite qui ne me payait pour l’instant « que » $11 de l’heure.