Printemps 1997. Afin de fêter le 100e anniversaire de la sortie de Dracula par Bram Stoker, le bédéiste Marc Jetté avait comme projet de sortir une publication au sujet des vampires. André Poliquin devait faire la couverture avant. Et Marc m’a offert la couverture arrière. J’ai accepté.
À l’époque, j’étais encore plus procrastinateur qu’aujourd’hui. Aussi, à force de toujours remettre ça au lendemain, j’ai fini par arriver au matin de la date de tombée. Je devais rencontrer Marc et André le soir-même, vers 20h. Je m’installe donc à ma table à dessin au matin à 08:00, en me disant que je n’en aurais que pour trois heures, peut-être quatre, à faire ce dessin.
Pour faire original, je décide d’éviter le cliché de la vampiresse en robe de soirée gothique / médiévale / BDSM d’une famille noble et richissime habitant un château. Ma vampiresse sera une jeune fille moderne, style gang de rues, en jeans et en veste de cuir. D’ailleurs, pour gagner du temps, je vais calquer une version miroir d’un autre de mes dessins intitulé Catherine.

Quand à sa victime, comme modèle, je me prends en photo dans la pose requise. Je n’aurai qu’à m’y ajouter le genre de barbe qui était à la mode à ce moment-là pour dissimuler que c’est mon visage. (peine perdue, on me reconnaîtra à tout coup.)
Puisque c’était au début du digital et que je ne possédais pas encore d’appareil photo numérique, et que les téléphones de l’époque n’avaient pour toute fonction que de téléphoner, j’ai eu à me payer un petit aller-retour à la plus proche boite publique de photos.

Pour mon dessin, pas besoin de gribouiller un brouillon. J’ai confiance en mon talent, je suis convaincu que le premier jet sera parfait. Ça devrait donc se faire en un rien de temps.
J’avais surestimé mon talent et sousestimé ma vitesse. Ça m’a pris huit heures pour dessiner les personnages, le muret de briques, et les colorer. Au crayons Prismacolor et aux feutres Steadler. Parce que tout artiste que je prétendais être, je ne me suis jamais soucié de m’acheter de l’équipement de pros.

Je n’avais pas l’habitude de planifier d’avance mes mises en page. Ça se voit clairement ici, alors que ma signature, encrée dès le départ, m’empêche de placer la main droite de la fille là où elle aurait dû naturellement être. J’ai donc eu à « briser » le muret de briques pour l’y poser. Mais ce n’était rien à côté du problème suivant: C’est une vampiresse. Je dois donc faire un décor de nuit. Je réalise que de faire un ciel noir allait poser un problème avec le manteau de cuir qui allait se fondre dans le décor. Et je n’ai vraiment plus le temps de l’habiller autrement, ni de remplir le fond complet de briques pour en faire un mur. Je n’avais pas de scanner, pas d’ordi, et du reste je ne pense pas que Photoshop existait. Dommage, ça m’aurait permis de réduire sa main gauche qui est beaucoup trop grande.
La solution qui me vient en tête pour le décor, c’est de faire un collage sur une image déjà existante, et de bon format. Mais laquelle?
Je fouille fébrilement ma collection de vieilles BD, et je tombe sur cet album d’une série belge obscure des années 80: Serge Morand, détective. La page de garde est une peinture d’une scène de nuit d’extérieur. Exactement ce qu’il me faut. De plus, la série est si peu connue au Québec que le risque que l’on découvre mon repiquage est mince.

Je découpe donc la page et j’y colle mon dessin. Je n’aime pas être obligé d’avoir recours à cette technique. Mais pour cause de manque de temps, je n’ai aucun autre choix. Et puis, c’est juste pour la couverture arrière. Ce n’est pas comme si ça allait passer à la postérité.
Afin d’aider à dissimuler mon vol, je décide de donner à ce décor un cachet local. Avec mon crayon de liquid paper et une règle, j’y ajoute la croix du Mont Royal. Mais le seul endroit où je pouvais la dessiner donne l’impression que la croix surgit de la tête de la victime. Au moins, ça a l’air peint, comme le reste du décor.
Quant au lettrage, c’est du fait main, découpé, collé… et mal centré. Le mot porte trop vers la gauche. Pour éviter de devoir tout décoller et recentrer, je tente de camoufler la chose en y ajoutant trois petits points. Et voilà le résutat.

La colle n’est même pas encore sèche que c’est le temps de partir. J’apporte le tout à Marc et André. Et c’est là qu’ils ont une réaction à laquelle je ne m’attendais pas. Ils aiment tellement le résultat qu’ils décident d’en faire la couverture avant. André, à qui devait revenir cet honneur, ne fait pas que me céder sa place. Il me la donne volontairement.
Cette situation me cause un grand malaise. Mais surtout un grand étonnement. Ne voient-ils pas l’énorme différence de style entre mon dessin et le décor? Sont-ils incapable de voir que mon décor est une image imprimée, contrairement au reste de mon dessin?
Eh bien, apparemment, non, ils ne constatent rien de tout ça. Ma croix du Mont Royal y est peut-être pour quelque chose.
Refuser cet honneur m’aurait obligé de leur en expliquer les raisons. Et je ne voulais pas. J’avais commis un vol d’image, chose déjà réprimandable à mes propres yeux, je ne voulais certainement pas l’avouer à d’autres. J’ai donc accepté leur offre, signant ainsi la couverture avant de ce recueil de BD. Et pour les quelques années qui viendront, je vivrai dans l’angoisse que quelqu’un finisse par se rendre compte de mon vol.
… Ce qui n’est jamais arrivé. Serge Morand n’avait pas grands fans au Québec.
J’ai quand même tiré deux leçons profitables de cette expérience. la première, c’est de ne plus jamais procrastiner, surtout pour quelque chose qui doit être fait pour une date déterminée. Et la seconde, c’est de prendre d’abord le temps de bien planifier. Deux leçons que je continue d’appliquer à divers aspects de ma vie.
Il ne me reste plus qu’à avouer la chose à Marc et André, en espérant qu’ils me pardonnent 27 ans plus tard pour cette supercherie, la seule du genre de toute ma carrière d’artiste.