Je suis rancunier. Il parait que c’est un défaut. Vous constaterez cependant que les seules personnes qui vont vous reprocher de l’être, ce sont ceux qui vous causent du tort à répétition, et qui sont trop irresponsables pour être capables d’assumer les conséquences de leurs faits, gestes et paroles. Les gens irréprochables, eux, vont s’en foutre que vous soyez rancunier ou non, puisqu’ils n’en seront jamais affectés.
Mais attention, il y a nuance. Je sais faire la différence entre un problème accidentel, un qui est inévitable, un qui est causé par une erreur, et un problème que l’on me cause délibérément. Je pardonne les trois premiers. Mais je n’oublie jamais le dernier.
Si la rancune est un défaut, je peux au moins me vanter d’avoir une grande vertu : je suis patient. Lorsqu’une personne combine la rancune avec la patience, gare à celui qui tente de lui causer préjudice. Ce dernier a intérêt à rester irréprochable à partir de ce point.
Or, et c’est la beauté de la chose, une personne qui te cause délibérément un problème, c’est un enfoiré. Et un enfoiré, c’est incapable de rester irréprochable. Il suffit juste d’être patient, de le laisser faire sans intervenir, de rester à l’affut. Et tôt ou tard, il fera quelque chose qui causera sa perte. C’est inévitable. C’est le principe bien connu du laisse-lui assez de corde, il finira par se pendre avec.
Reculons de quatre ans et revenons à l’automne de 2020. Je viens de me trouver un boulot comme préposé aux bénéficiaires dans une maison de retraite au village de Saint-Jean-Baptiste. Problème no.1 : Je loge en chambre à Beloeil, à 14 km de là, et je n’ai pas de véhicule. J’ai bien mon vélo, mais le mois de novembre vient de commencer et on a déjà droit à la neige. Problème no.2 : Saint-Jean-Baptiste est un petit village agricole, où le taux d’occupation est de 100%.
Ma copine Mégane voit sur Marketplace un appartement libre à Saint-Jean-Baptiste, un 3½ pour $460, au second et dernier étage, situé à 400m de mon travail. Il est petit et à la limite du taudis. Mais à une époque où le coût des logements monte en flèche, ce prix-là est une aubaine à ne pas manquer. Surtout qu’à ce moment, j’habite une simple chambre qui me coûte $595 par mois.
J’appelle. Oui, je peux visiter immédiatement. Mégane se libère, passe me prendre et elle me conduit sur place. Nous sommes les 2e à le visiter. Malheureusement, la première candidate le prend. Je repars bredouille et déçu.
Quelques jours plus tard, Mégane retourne sur Marketplace et me propose une solution alternative. Dans le sous-sol de ce même édifice se trouvent plusieurs locaux commerciaux d’une seule pièce. Je pourrais m’y installer. Techniquement, il est interdit d’habiter un local commercial. Mais bon, quelques mois plus tôt, au cours de l’été, j’ai été itinérant pendant 40 jours. Durant tout le mois de juillet, j’ai habité clandestinement un locker d’entrepôt que j’avais aménagé en chambre. Je n’aurais qu’à recommencer ici, en attendant de me trouver un vrai appartement. Ce n’est pas comme si j’avais d’autre choix. Et puis, pourquoi continuer de payer une chambre à $595 par mois à 14 km de mon travail si je peux m’installer dans une pièce, voisine de mon boulot, qui ne coûtera que $215 ?
Je recontacte le propriétaire. Puisqu’il s’agit d’un bail commercial, celui-ci a des taxes, qui amènent le loyer à $250. Il me remet les clés du local, celle de la porte arrière, et celle du salon de coiffure au-dessus. C’est que l’une des façons de me rendre dans mon local, c’est à travers le salon et prendre l’escalier qui conduit au sous-sol. Je dois donc avoir le code pour arrêter et réactiver l’alarme lorsque je passerai par là en dehors des heures d’ouverture du salon. Il me donne également la clé et le numéro de ma boite postale, située au bureau de poste. Je m’installe donc dans la suite B. Il y a cinq petits locaux au sous-sol. La suite A est un vendeur de hamacs. La suite D est un salon de bronzage. Les deux autres sont vides.
J’enregistre ma page Autour du Mont-Saint-Hilaire d’autrefois en tant qu’organisme. J’aménage la place en véritable bureau commercial, où je recevrai d’ailleurs quelques clients. Et je dors sur un matelas que, le jour, je dissimule derrière mes bibliothèques. Je suis en plein cœur du village, près de mon boulot, près du marché d’alimentation, près du bureau de postes, en face d’un dépanneur. Bref, j’ai une situation idéale.
Il y a bien quelques désavantages à habiter là. Je n’ai pas de frigo, donc mon choix de nourriture est limité. J’ai un four grille-pain, ce qui me permet tout de même de cuisiner et manger chaud. Pour la nourriture froide, j’ai le dépanneur d’en face. Il y a une toilette publique juste à côté de mon local. Mais si je veux l’utiliser en dehors des heures de bureau sans déclancher l’alarme, je dois sortir par la porte arrière, entrer par la porte avant au salon de coiffure, désactiver l’alarme, retourner verrouiller la porte, descendre au sous-sol, utiliser les toilettes, remonter et réactiver l’alarme, ce qui me laisse une minute pour redescendre et rentrer dans mon local. Et pour me laver, j’utilise la douche à mon travail. Bref, je me débrouille et ne manque de rien.
La première arnaque.
Je change officiellement mon adresse. Je constate rapidement deux choses qui me surprennent. De 1, j’y reçois du courrier destiné au salon de coiffure. De 2, sur les lettres qui me sont destinées, la mention suite B est toujours rayée au stylo.
Deux semaines plus tard, je reçois un colis trop gros pour ma boite postale. J’ai une note dans mon casier, me demandant d’aller le prendre au comptoir. Ce que je fais. Le préposé m’apprend alors qu’il n’y a pas de suite B. Oui, le numéro de porte existe, et le salon de coiffure y est enregistré comme local commercial. Mais les suites A, B, C, D et E, non, du tout. Ces adresses n’existent pas.
Et ça, ça signifie que mon propriétaire commet trois fraudes. La première, en chargeant plusieurs loyers différents à plusieurs personnes différentes pour la même adresse. La seconde, puisque ces adresses n’existent pas, alors il ne déclare certainement pas à Revenu Québec l’argent des loyers qu’il en perçoit. Et la troisième, en chargeant tout de même les taxes sur ces loyers. Taxes qu’il ne remet pas pas plus à Revenu Québec.
Sur la porte du local en face du mien, le vendeur de hamac a mis une affiche sur laquelle il invite ses clients potentiels à aller voir sa pub sur Youtube. J’y vais. Sur la vidéo, je reconnais très clairement mon propre local, qu’il occupait au moment où il a filmé. L’adresse qu’il annonce est exactement la mienne. Je regarde la date. La vidéo a été postée en 2010. Ça faisait donc au moins dix ans à ce moment-là que le propriétaire commettait cette fraude.
Qu’est-ce que j’ai fait avec tous ces renseignements ? Rien ! En fait, si : j’ai juste arrêté d’écrire suite B dans mon adresse. J’ai également arrêté de me stresser. Car si le local n’est pas commercial et ne l’a jamais été, alors je ne commets aucune illégalité à y habiter.
Un mois plus tard, vers le milieu de décembre, je reçois le message suivant.
Ah, tu veux jouer à ça? Parfait ! Ma réplique ne se fait pas attendre.
Ben tiens ! Et il compte me faire accroire que ça fait dix ans qu’il l’a faite, sa demande? Le processus administratif a beau être long, faut pas pousser.
Je pourrais lui répliquer exactement ceci. Je pourrais même lui montrer la vidéo du vendeur de hamac, afin de lui montrer clairement que je sais qu’il fraude Revenu Québec depuis dix ans. Mais je m’y connais un peu en matière de psychologie. Si je lui démontre que je sais qu’il est un fraudeur, je vais l’acculer au pied du mur. Et il n’y a rien de plus instable, imprévisible et dangereux qu’une personne qui n’a plus rien à perdre. Tandis que si je m’en abstiens, il va s’imaginer qu’il peut encore sauver la face, et il ne fera rien pour détruire ce précaire équilibre. Je ne suis pas allé plus loin. Et comme je l’avais prévu, il n’a donné aucune suite à sa suggestion de rencontre, ni n’a-t-il reparlé de ma situation d’habitation.
Janvier 2021. Je reçois un nouveau message du propriétaire. Il m’annonce que la locataire du logis que je convoitais deux mois plus tôt, au 2e étage, va s’en aller. Il m’offre la place. Habiter dans un 3½ plutôt qu’une pièce sans salle de bain n’est pas pour me déplaire. Et puis, j’ai beau ne jamais reculer devant la confrontation, je préférerais être en bons termes avec le proprio. J’accepte ! Il me précise cependant que je dois continuer d’honorer mon bail commercial jusqu’au bout. Je suis un peu déçu qu’il ne me fasse pas la faveur de remplacer mon premier bail par le second. Mais bah, ce n’est que $250 par mois. Et puis, ça va me permettre de cesser de louer mon locker d’entrepôt à Beloeil et amener ici le reste de mes affaires. (Comme on a pu lire dans un billet précédent, à cause de mes parents, je ne pourrai le faire que trois mois plus tard) Puisque je signerai le premier mars, je suggère un bail d’une durée de dix-sept mois plutôt que douze, pour ne pas avoir à le refaire le premier juillet. Il accepte.
La seconde arnaque.
Au moment de signer le bail, je constate que le coût mensuel du loyer a passé de son $460 initial à $480. Alors que je lui demande le pourquoi de ce $20 d’augmentation, il me répond séchement:
« Je pourrais le louer facilement à n’importe qui pour $750. À prendre ou à laisser. »
N’ayant pas encore signé de bail résidentiel avec lui, je n’ai aucun recours légal pour combattre cette augmentation injustifiée et abusive. Et il n’y a aucun autre appartement disponible en ville. Je n’ai donc aucun choix, sinon que d’accepter. C’est ça ou continuer de vivre au sous-sol dans des conditions anormales pour quelqu’un qui gagne plus du double du salaire minimum.
En tout cas, là, j’ai parfaitement saisi sa personnalité. Non seulement est-il un fraudeur, autant au niveau moral que légal, il est du genre à se cacher derrière les réglements du TAL, le Tribunal Administratif du Logement (anciennement Régie du Logement) pour le faire. Je signe mais je me jure que je me tiendrai sur mes gardes à son sujet désormais.
En février, je m’installe peu à peu dans l’appartement tandis que Mégane prend grand plaisir à organiser et décorer la place.
En avril, alors que je descends chercher un truc dans mon local au sous-sol, je croise une cliente du salon de coiffure qui ressort de la toilette publique. Irritée, elle me demande si je travaille ici. Je lui répond que non, que je suis seulement locataire. Elle se plaint alors de l’insalubrité de la place, me faisant constater la poussière, les toiles d’araignées, et surtout la saleté de la toilette. Et ceci me donne une idée.
Remontant chez moi, j’écris au propriétaire et je lui offre mes services d’ex concierge. Pour $15 dollars de l’heure, je vais passer le balai et laver l’escalier, le plancher du sous-sol, et je vais nettoyer la salle de bain. Je vais même m’occuper de tondre le gazon, avant et arrière et entretenir le terrain. Il accepte. Je devrai passer la tondeuse et nettoyer deux fois par mois. À une heure par travail multiplié par quatre, j’ai droit à une réduction de $30 pendant l’hiver, et $60 pendant l’été. C’est très acceptable. Pour les douze moi suivants, j’allais suivre cet arrangement à la lettre. J’ai même eu droit à un rabais de $400 pour le mois de juillet puisque j’avais accepté au début de juin de faire de menus travaux pour lui dans un appartement du rez-de-chaussée.
Maintenant que j’ai toutes les clés, je profite de mon expérience de concierge et j’explore les lieux. J’y relève plusieurs manquements au code de sécurité des bâtiments. Les pires étant le fait que mon appartement au 2e, le salon de coiffure au rez-de-chaussée, ainsi que quatre des cinq locaux du sous-sol, ne possèdent pas de seconde issue vers l’extérieur. Ce qui est illégal, puisque ça rend ces endroits dangereux en cas d’incendie. Mais bon, je m’entends bien avec le proprio, on collabore, je ne vois donc pas quel serait mon intérêt à lui en parler. Surtout que je me doute bien que je ne lui apprendrais rien qu’il ne sait pas déjà.
La troisième arnaque.
L’année suivante, mars 2022. Le propriétaire m’écrit pour me demander si je vais rester à la fin de mon bail. Je répond que oui. Il me dit alors qu’il va bientôt passer pour que l’on signe un nouveau bail avec les nouvelles conditions. J’accepte.
Le 2 avril, il passe chez moi. De nature naïf et confiant, et du fait que je n’ai eu aucun problème dans ma relation avec lui pendant les quatorze derniers mois, je croyais bêtement que par « nouvelles conditions », il s’agirait d’inscrire officiellement que mon loyer est réduit selon le travail que j’effectue pour lui. Eh non ! Encore une fois, il me colle un $20 d’augmentation sans justification. Cette année-là, l’augmentation proposée par le TAL était de 2,8%, ce qui ne représente dans mon cas que $7.14. Je le lui dis. De son air suffisant et prétentieux, il réplique:
« Légalement, tu avais jusqu’au premier avril pour contester le loyer. Nous sommes le 2. Alors c’est à prendre ou à laisser. Tu signes ou tu t’en vas. »
Je songe à protester du fait qu’il ne m’a jamais parlé qu’il augmenterait le loyer. Mais je suis familier avec les lois du TAL. Et effectivement, rendu au 2 avril, il était trop tard, je n’avais plus aucun recours. Ce n’était pas un hasard, qu’il choisisse cette date pour venir me faire signer un nouveau bail. Il avait bien planifié son coup.
J’étais furieux de m’être ainsi fait arnaquer. Mais j’étais surtout furieux contre moi-même. Je savais parfaitement qu’il était un fraudeur et un arnaqueur. J’en avais même été la victime deux fois. Et moi, le cave, juste parce que je lui ai loué mes services pendant un an, j’ai laissé un climat de confiance s’installer entre nous. Une confiance qu’il vient de trahir. Et celle-là, je me jure qu’il allait me la payer. Je ne sais pas quand, je ne sais pas comment. Mais une chose était sure, et c’est que j’allais prendre ma revanche.
La première chose à faire, c’est m’arranger pour qu’il ne me voit pas venir. Pour ce faire, je ne démontre aucune hostilité. C’est sous un ton compréhensif à la limite de la soumission que je réponds:
« Bah! Je sauve plus que ça par mois, juste en effectuant des petits travaux. »
« Voilà! »
S’il m’avait parlé de cette augmentation au mois dernier, et qu’il aurait invoqué lui-même mes travaux pour s’en justifier, j’aurais accepté la hausse sans protester. Mais il a choisi d’agir en hypocrite pour me coincer de nouveau dans une situation à prendre ou à laisser dans laquelle mon choix se limite à accepter cette arnaque, ou bien me retrouver sans logement.
Et ça, je ne le lui pardonnerai pas.
À SUIVRE

