Passager clandestin

Avril 1981. J’ai 12 ans et je suis en secondaire I.  Ce jour-là, il y avait une activité de sortie au Musée de la Civilisation à Ottawa. (Aujourd’hui Musée Canadien de l’Histoire)  Le voyage ne coûtait que $2.00.  En arrivant à la Polyvalente, je vois que les étudiants de mon âge, au lieu d’entrer dans l’école, sont réunis devant des bus scolaires.   Dans la foule, j’aperçois mon bon copain Carl.  Je le salue et le rejoins.  Il me dit:

« Hey! J’étais pas sûr si t’allais venir, finalement. »
« Euh… C’est que, j’avais complètement oublié cette sortie-là.  Je viens juste de m’en rappeler, en vous voyant icite devant les bus. »
« Ça veux-tu dire que tu t’es pas inscrit? »
« Exactement! »
« Fuck! »

La déception de Carl fait écho à la mienne.  Les profs qui vont surveiller les groupes de chaque bus arrivent avec leur liste de noms.  Il y aura deux profs par bus.  Ils commencent à nommer les étudiants.  J’ai soudain une idée.  Je dis à Carl:

« Coudonc, j’pense à ça…  Les profs prennent les présences du monde qui sont supposés être là.  Mais pas du monde qui sont PAS supposés y être, exact? »

Carl me regarde d’un air amusé.

« Ho! Ho! J’pense que j’te vois venir. »
« Exactement: J’ai juste à embarquer avec toi, et hop! Visite gratos! »

Carl a toujours aimé mon sens de la débrouillardise.  Aussi il a approuvé mon plan. Je suis donc monté avec lui dans son bus.  Coup de chance, ce groupe était surveillé par deux profs que je n’avais jamais eu.  Ils ne me connaissaient donc pas.  Ainsi, ils ne vont pas remarquer ma présence clandestine.  Tous les gens sur la liste sont là, la porte du bus se ferme et nous partons.  Et moi, à défaut de voler, le petit Robin des Bois en moi est bien fier de voir qu’il suffit d’un peu de logique et de toupet pour arnaquer le système et sauver quelques dollars.

La visite du musée se déroule sans histoires, si on ne compte pas une alarme d’incendie qui nous a fait évacuer la place et attendre dehors sous une fine pluie une bonne demie-heure, avant de pouvoir y retourner.

À la fin de la visite, je remonte dans le bus avec Carl, très fier de ce voyage aux frais de la Poly.  Nous reprenons nos places.  Les deux profs entrent.  L’un des deux nous dit:

« Est-ce que tout ceux qui sont ici sont arrivés dans ce même autobus? »

Les jeunes passagers répondent à l’affirmative.  Le prof poursuit:

« C’est parce que pour sauver du temps, au lieu de prendre les présences, on va juste vous compter. »

Vous pouvez imaginer le choc que j’ai ressenti d’entendre ça. J’ai fait mine de rien, mais intérieurement j’avais les quételles, comme on dit par chez nous. L’un des profs reste en avant et compte les noms sur sa liste, tandis que l’autre avance en nous comptant physiquement. La liste comporte 37 élèves.  Le bus en a 38.

« Okay, y’en a un de trop! Est-ce qu’il y a quelqu’un ici qui est arrivé dans un autre autobus? »

Silence total. C’est sûr que, techniquement, puisque je suis arrivé dans ce bus, je n’avais pas à répondre à sa question.  N’empêche que j’étais inquiet.  Carl, assis à mes côtés, ne m’aurait jamais vendu.  Mais tout de même, c’était malaisant.  Tandis que les profs tentaient de comprendre cet illogisme, je choisis de ne pas me dénoncer. Déjà que j’étais souvent objet de ridicule pour toutes sortes de raisons, je ne voulais pas être exposé devant ces quarante personnes en tant que loser dont la minable tentative d’arnaque a ratée. Sans compter les conséquences possibles que je pourrais subir de la part de l’école pour avoir participé à une activité sans la payer.

Je décide que s’ils tiennent à me trouver, ils vont devoir y mettre de l’effort.  À mon grand dam, c’est justement ce qu’ils comptent faire.  L’un des profs sort et va vérifier auprès des autres bus pour voir s’il leur manque quelqu’un.  Eh non, tous les autres groupes sont complets.  Le prof revient et remonte dans le bus. Ils recomptent les noms sur la liste, ils recomptent les têtes. rien à faire, c’est encore 38 présents sur 37 noms.

« On va en avoir le coeur net. On va prendre les présences. Quand vous entendrez votre nom, levez-vous. »

Oh shit! Comme dit le cliché, va falloir jouer serré. Le prof qui a la liste commence à lire les noms.  Les étudiants nommés se lèvent.  J’angoisse!  Voyant qu’ils sont au trois quart de la liste, je décide de prendre une chance.   Je regarde attentivement les deux profs. Dès qu’ils posent tous les deux leurs regards sur la liste, je profite de leur moment d’inattention pour me lever, en espérant de tout coeur que personne derrière moi  n’ira remarquer ma manoeuvre, ni me dénoncer.  Alors que le prof nomme le dernier sur la liste, je suis soulagé de voir que mes craintes ne se réalisent pas.

« Ok, est-ce qu’il y a quelqu’un d’encore assis? »

Comme tout le monde, je regarde aux alentours.  Mais non, tout le monde est debout. Le contraire m’eut étonné. Le prof qui tient la liste pousse un soupir sec d’exaspération.  Il donne la liste à son collègue et dit:

« Tiens!  Toi, tu vas les nommer.  Moi je vais aller au fond du bus les surveiller.  Attends que je te dise « OK » pour rayer leurs noms et nommer le suivant.  Pis vous autres, à chaque fois que vous entendrez votre nom, vous vous assoirez.  On va ben finir par comprendre! »

Le prof passe à côté de moi et va à l’arrière.  Cette fois, je sens que c’est la fin.  J’espère quand même un miracle, mais je ne vois vraiment pas comment je vais pouvoir m’en tirer cette fois-ci.  Ça commence.  À chaque fois qu’un élève est nommé, il s’assoit. À chaque élève qui s’assoit, le prof d’en arrière dit « OK! »  Le prof d’en avant raye le nom sur la liste.  Puis il lit le nom suivant, et ainsi de suite. Impossible pour moi de surveiller le regard du prof arrière, donc impossible de profiter d’un moment d’inattention. Cette fois, je n’y échapperai pas.

le p’tit gars debout sur le siège en avant de moi entend son nom et commence à s’asseoir. Le prof avant remet son regard sur la liste, en attendant que le prof arrière lui dire « Ok! »  En une fraction de seconde, alors que le gars devant moi amorce son mouvement de s’asseoir, je me dis qu’avec le prof de devant qui détourne son regard, et le prof derrière qui ne voit peut-être pas le gars devant moi car je le cache, j’ai peut-être une chance. Je prends ma décision en un éclair et j’amorce mon mouvement d’assoyage juste une demie-seconde après le gars devant moi.

« OK! »

OMG!  ÇA A FONCTIONNÉ!  J’en ai des sueurs froides.

Comme je l’espérais, après cet ultime essai, les deux profs qui ne comprenaient absolument rien à cette incongruité mathématique ont déclaré forfait.

« Dans le fond, tous les élèves de la liste sont là, et c’est ça qui compte. »

Jamais une parole de prof ne m’a autant soulagée.  L’autobus part.  Je respire.  Du moins, jusqu’à ce que Carl me glisse dans l’oreille:

« J’espère pour toi qu’une fois revenus à la poly, ils ne vont pas nous nommer avant de nous permettre de descendre du bus. »

Pour tout le reste du voyage, j’ai vécu dans l’angoisse que la prédiction de Carl se réalise.  Heureusement, il n’en fut rien.  Je m’en suis tiré à bon compte, mais avec une trouille bleue foncée. Plus jamais je n’ai essayé de de refaire un truc de ce genre-là à l’école.

 

3 réflexions au sujet de « Passager clandestin »

  1. Il y aurait pu y avoir une autre possibilité, que le prof contrôle les noms des élèves un à un sur sa liste avant qu’ils montent dans le bus. Un contrôle de ce genre aurait été quasi inéchappable, même si le prof avait un moment d’inattention.

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  2. Je m’avance un peu (je ne connais pas les pratiques dans les faits), mais avec les lourdes responsabilités des profs et des écoles en cas de problème, je dirais même que c’est vraisemblable (en France tout du moins, je ne sais pas ce qu’il en est au Québec), surtout après les événements du mois dernier.

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